Un bouquet de fleurs posé devant la promenade des Anglais, le 14 juillet, pour l’anniversaire de l’attentat de Nice. | ERIC GAILLARD / REUTERS

Le 14 juillet 2016, Saïd a perdu sa sœur dans l’attentat de Nice. Depuis, ce chauffeur VTC de 47 ans n’a pas repris le travail. Difficile d’expliquer à ses clients qu’il ne peut pas emprunter la promenade des Anglais, sa plage de galets blancs, sa mer céruléenne et son horizon donnant sur l’infini. Lui ne voit désormais que le trottoir de goudron rouge où Mohamed Lahouaiej Bouhlel a lancé son camion de 19 tonnes, tuant 86 personnes.

Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme (FGTI) a reconnu, après dix mois, que les troubles psychologiques dont souffre Saïd Marzouk étaient imputables au drame du 14-Juillet. A l’instar de centaines de victimes de l’attentat, le Niçois illustre les méandres d’un système d’indemnisation jugé lent, opaque, voire injuste.

Un an après cette attaque meurtrière, 2 966 demandes d’indemnisation ont été adressées au FTGI et 25 millions d’euros ont été versés à 1 610 victimes. 750 dossiers sont encore en cours d’examen. L’enveloppe globale des indemnisations des victimes de l’attentat de Nice est évaluée à 300 millions d’euros.

« Mais ce n’est pas une somme à partager entre les victimes, ce montant n’est pas plafonné, il s’agit seulement d’une estimation », assure le FTGI. « Le processus d’indemnisation n’est qu’à son tout début, ce sera long, et compliqué », abonde Stéphane Gicquel, secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac).

607 demandes rejetées

L’un des premiers écueils rencontré par le FTGI tient à la configuration particulière de l’attentat, qui s’est déroulé dans l’un des lieux publics les plus touristiques de France : 30 000 personnes étaient présentes sur la promenade des Anglais le 14 juillet 2016. Comment comptabiliser les victimes ? Sur quels critères considérer qu’une personne est une victime de l’attentat ? Quel montant accordé pour répondre à l’urgence d’un deuil, d’une reconstruction physique ou psychique ?

Sur le « modèle » des attentats de Paris et Saint-Denis, de novembre 2015, le parquet antiterroriste a établi une « liste unique des victimes » (LUV), au lendemain de l’attaque de Nice. Cette liste, transmise au FGTI en vue de leur indemnisation, compte actuellement 336 noms. Un chiffre bien éloigné du nombre effectif de victimes, dont la plupart ont directement saisi le fonds de garantie.

Pour répondre à un nombre colossal de demandes d’indemnisation, le fonds de garantie a embauché une dizaine de personnes, chargées exclusivement de traiter les dossiers niçois.

Si la bonne foi des victimes est toujours présumée, ces dernières ont toutefois dû apporter des preuves de leur présence sur les lieux de l’attentat : témoignages, photos, données de géolocalisation, textos, certificats médicaux attestant de blessures physiques ou psychologiques… Les proches des victimes ont dû prouver leur lien de parentalité et leur proximité avec la personne défunte.

« Les personnes exposées à une zone de danger ont été prises en charge », résume le FTGI, qui rappelle que le périmètre initial établi pour prétendre à une indemnisation a été élargi à la chaussée, aux terrasses et à la plage donnant sur la Prom’.

« Les victimes qui se trouvaient au-delà du périmètre n’ont pas été systématiquement rejetées », se défend le fonds de garantie, qui précise que 607 personnes n’ont pas été éligibles : « Il y a nécessairement une limite », comme celle de ne pas présenter de certificat médical.

Des passants se receuillent devant la promenade des Anglais pour les un an de l’attentat de Nice. | ERIC GAILLARD / REUTERS

Des expertises médicales laborieuses

« Mais les spécialistes mandatés par le FTGI pour réaliser les expertises médicales ne sont pas assez nombreux dans la région de Nice pour consulter les centaines de victimes », fait valoir Stéphane Gicquel, de la Fenvac.

Méhana Mouhou, avocat qui défend une cinquantaine de victimes, a mandaté des experts privés pour que le fonds de garantie leur verse des sommes provisoires, avant une expertise finale, qui peut prendre jusqu’à trente-six mois.

Pour accélérer les procédures d’indemnisation, le conseil, qui dénonce « un parcours du combattant pour les victimes », a demandé il y a plusieurs mois une expertise d’une cliente afin qu’elle bénéficie d’une aide financière lors de sa sortie de l’hôpital.

« Elle a regagné son domicile il y a trois semaines, et n’a toujours rien reçu, alors qu’elle n’est pas totalement autonome », déplore Me Mouhou, qui dénonce au passage « les montants totalement sous-évalués des indemnités ».

A l’unisson, les victimes évoquent des indemnités « injustes ». Durant l’année, le fonds de garantie a pourtant tenté de clarifier les modalités d’indemnisation, en publiant la liste des préjudices liés aux blessures physiques, psychologiques ou encore aux pertes financières résultant de l’attentat.

A titre d’exemple, le préjudice psychologique exceptionnel spécifique des victimes du terrorisme (PESVT) est indemnisé à hauteur de 30 000 euros pour les personnes qui étaient sur place. En mars, deux nouveaux préjudices, appelés « préjudices situationnels d’angoisse », ont également été reconnus par l’Etat.

« La vie de mon fils estimée à 55 000 euros »

De nombreuses victimes fustigent ces « barèmes » dans l’indemnisation. « J’ai perdu mon enfant, qui avait 27 ans, et mon indemnisation sera moins élevée qu’une autre mère de famille de l’association, qui a perdu son enfant de 10 ans », résume Anne Muris, trésorière de l’association La Promenade des anges, qui estime que « de nombreux critères ne sont pas pris en compte ».

Et d’ajouter :

« La mort de mon fils a été estimée à 55 000 euros. C’est aberrant. Cela ajoute une souffrance supplémentaire au deuil. Toutes les vies ont la même valeur, toutes les souffrances sont les mêmes. »

Le fonds de garantie assure que les barèmes d’indemnisation sont « indicatifs » et qu’il existe une « individualisation du préjudice » pour répondre au mieux aux besoins des familles.

Me Mouhou est formel :

« Dans les faits, le FTGI fonctionne au forfait, et c’est contraire au droit, qui défend une individualisation de l’indemnisation. »

Et de citer l’exemple d’une victime qui a perdu sa femme et son enfant et qui s’est vu indemniser au titre de « deux préjudices d’affection ». « On devrait plutôt parler de préjudice d’affection aggravé, on parle de quelqu’un dont la vie est brisée, ça ne se quantifie pas », estime l’avocat, pour qui le système d’indemnisation des victimes devrait être « revu de fond en comble ».

En ce sens, François Hollande avait annoncé en septembre 2016 que ce fonds, « créé il y a trente ans », ne pouvait « plus rester en l’état », souhaitant à l’avenir une indemnisation « juste » et « transparente ».

Ce projet devait être porté par le secrétariat général d’aide aux victimes, qui a été supprimé par le nouveau gouvernement, rappellent les associations de victimes.