Asli Erdogan, romancière et collaboratrice du journal prokurde « Ozgür Günden ». Arrêtée en août  2016, elle est libérée sous contrôle judiciaire, le 29  décembre. Ici, le 10 juillet, à Istanbul. | NICOLE TUNG POUR LE MONDE

Ce groupe privé sur Facebook est une Turquie en miniature. Il relie des syndicalistes de gauche, un professeur d’université islamiste, un coiffeur conservateur, ancien électeur du Parti de la justice et du ­développement (AKP, au pouvoir), une veuve mère de deux enfants, sans emploi ni affiliation politique… Environ 22 000 personnes ont rejoint ce groupe de soutien en ligne, créé en 2016 par un enseignant victime des purges dans ­lesquelles s’enfonce la Turquie ­depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.

Ces purges visaient à l’origine le réseau de l’imam Fethullah Gülen, instigateur supposé du putsch raté. Etendues, depuis, à diverses formes d’opposition, elles frappent presque au hasard. Quelque 50 000 personnes sont actuellement emprisonnées, selon une estimation de l’Association des droits de l’homme turque (IHD). Environ 104 000 sont poursuivies en justice, selon des chiffres officiels datant du mois de mars. Plus de 135 000 ont été limogées ou suspendues de leur emploi par ­décrets gouvernementaux ou ­décision administrative.

Comptes bancaires fermés

Les administrateurs de ce groupe Facebook estiment qu’une large part de leurs membres figurent dans ces statistiques. Ils ­envoient des questionnaires, « mais peu de gens répondent : ils ont peur », dit Ekin Bayrakli, 29 ans, ancien conseiller pédagogique dans une école élémentaire du grand ouest d’Istanbul.

M. Bayrakli a perdu son emploi en septembre 2016, il ne sait pas exactement pourquoi. Il avait ­rejoint brièvement, en 2012, un syndicat affilié à la mouvance Gülen. C’était une façon de résister à son proviseur, qui demandait aux employés du lycée de s’encarter auprès d’un autre syndicat lié à l’AKP, dit-il. Le jeune homme suppose que son nom est demeuré sur une liste d’adhérents, qui n’aura pas été mise à jour, ou dans des archives.

M. Bayrakli n’est pas poursuivi en justice, mais il est inemployable : un décret gouvernemental le mentionne explicitement. Son passeport et sa carte bleue ne sont plus valides, mais il s’estime chanceux : ses parents le logent et le soutiennent. D’autres membres du groupe ont vu leurs comptes bancaires fermés. D’autres encore leurs biens gelés mais non saisis : ils ne peuvent vendre une maison ou une voiture pour subvenir à leurs besoins. Leurs relations ­sociales s’effacent, disent-ils, hormis quelques amis et des parents proches : ils sont devenus des ­« intouchables », des proscrits.

Rencontres entre « purgés »

Le médecin Omer Faruk Gergerlioglu, l’un des fondateurs de ­Mazlumder, un mouvement islamiste de défense des droits civiques repris en main par son aile pro-gouvernementale en mars, a organisé des rencontres furtives entre « purgés », à Istanbul. Certains font des sit-in dans le centre-ville : ils ne sont pas nombreux. Des militants socialistes expérimentés y guident des femmes voilées. M. Gergerlioglu, lui-même renvoyé de son hôpital cet hiver, organise des événements à coloration plus islamiste dans le quartier d’Usküdar, où ces femmes se sentent plus à l’aise.

Vendredi 23 juin, des membres du groupe ont rejoint plusieurs centaines de manifestants dans une rue commerçante d’Usküdar, en soutien à deux enseignants purgés, Nuriye Gülmen et Semih Ozakça, en grève de la faim depuis cent sept jours au moment de la marche, et emprisonnés ­depuis le 22 mai. Des passants les photographiaient, ravis pour certains. Ils reprenaient leurs chants en chœur, mais peu se sont joints au cortège.

« Nos proches eux-mêmes nous plaignent mais ils ne nous croient pas : ils préfèrent écouter Erdogan », se plaintHalit Mert (un nom d’emprunt). Cet ancien proviseur de lycée dans un quartier excentré d’Istanbul a trouvé un emploi au noir dans un magasin de jouets, après neuf mois d’inactivité. Il a grincé des dents lorsque sa sœur et ses parents, qui l’aident financièrement, ont voté « oui » au référendum du 16 avril, qui a conféré des pouvoirs élargis au président Erdogan : un blanc-seing tacite donné aux purges.

« La justice est débordée, et les prisons sont pleines »

A plus de 50 ans, M. Mert est très isolé. Il avait construit l’essentiel de son cercle social autour de la confrérie de Fethullah Gülen. Dans sa jeunesse, il avait été ­hébergé dans les dortoirs du mouvement. Il avait suivi des cours du soir dans ses écoles, et y a inscrit plus tard ses enfants. Il détenait un compte à la banque Asya, liée au mouvement, aujourd’hui en ­liquidation. Il se rendait à des ­conférences religieuses. Depuis 2013, après que des magistrats « gülenistes » ont lancé des enquêtes pour corruption contre des proches d’Erdogan, M. Mert, critique de l’AKP, s’est beaucoup ­exprimé contre le parti au pouvoir sur les réseaux sociaux.

« La direction du mouvement à l’étranger n’a pas encouragé les ­anciens sympathisants à manifester. De toutes façons, ce n’est pas dans leurs usages, dit M. Mert. Ils les ont appelés à se protéger, à ­ménager leur santé, à tenter de ­vivre une vie normale. » M. Mert estime cependant n’avoir plus rien à perdre. Il s’engage. Il a rendu visite, en mars, à des députés du Parti républicain du peuple (CHP, opposition kémaliste), au Parlement à Ankara, avec une cinquantaine de purgés. « J’ai la chance de vivre à Istanbul. La justice est débordée, et les prisons sont pleines, dit-il. Mais je pense que je finirai par être emprisonné. »