La façade du quotidien d’opposition ­« Cumhuriyet », fondé en 1924, à Istanbul, le 5 juillet. | NICOLE TUNG POUR "LE MONDE"

Classée 155e sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières (RSF), la Turquie est aujourd’hui sans conteste la plus grande prison pour journalistes du monde. Quelque 150 d’entre eux sont ­actuellement derrière les barreaux. Les chiffres diffèrent selon les organisations : 166 selon la plate-forme P 24 pour un journalisme indépendant en Turquie, 159 (à la fin avril) selon ­l’Association turque des journalistes, 136 d’après le site d’information indépendant Bianet…

Il est difficile de tenir un décompte exact tant les arrestations sont fréquentes et tant les procédures judiciaires sont expéditives, lacunaires. Les incarcérations sont souvent décidées sans inculpation formelle, les demandes de liberté conditionnelle presque systématiquement rejetées. Toute critique du pouvoir est assimilée à une apologie – voire à une complicité – du terrorisme, ou encore à une insulte au chef de l’Etat.

Conditions de détention draconiennes

Les conditions de détention de certains de ces journalistes, dont quelques-uns ont plus de 70 ans (Sahin Alpay, Nazli ­Ilicak), sont draconiennes : régime d’isolement (comme pour le Germano-Turc Deniz Yücel, correspondant du Welt), une heure de visite par semaine seulement, entretiens avec les avocats filmés et en présence de gardiens, etc. A l’heure où s’ouvrent les procès, les peines encourues sont très élevées, dix années de prison et plus, voire la réclusion à vie.

La situation de ceux restés en liberté n’est guère enviable : 123 sont partis en exil d’après l’Association turque des journalistes, dont l’ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, Can Dündar ; plus de 775 cartes de presse ont été supprimées ; plus de 150 titres ont été purement et simplement fermés, leurs locaux mis sous scellés et leur équipement saisi. Les biens de plus de 50 journalistes ont été saisis en vertu de l’état d’urgence avant même une quelconque condamnation. Les passeports de dizaines d’entre eux ont été annulés, dont celui de Dilek ­Dündar, qui ne peut plus rendre visite à son mari en Allemagne depuis un an. Des journalistes étrangers sont arrêtés et/ou expulsés sans explication. La censure d’Internet et des réseaux sociaux a atteint des niveaux inédits.

Le Monde et Reporters sans frontières (RSF) ont décidé de s’associer pour lancer un appel en faveur de la liberté de la presse en Turquie. Un an après le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, qui avait vu une mobilisation sans précédent de la société civile pour s’opposer aux putschistes, le pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan s’est enfermé dans une spirale répressive et paranoïaque en ­menant de gigantesques purges touchant tous les pans de la société.

S’attaquer à la presse, c’est faire reculer tout un pays

Si nous avons choisi d’alerter sur celles qui affectent les journalistes, c’est parce que la presse a joué un rôle fondamental dans le développement et l’ouverture de la Turquie tout au long des années 2000. S’attaquer à la presse, c’est faire reculer tout un pays, qui a montré qu’il aspirait à la démocratie. Or une presse libre et ­indépendante est la condition de base du débat démocratique.

Parmi tous les journalistes turcs emprisonnés, nous avons choisi de mettre en exergue dix hommes et femmes. Le Monde et RSF appellent les autorités turques à les libérer, ainsi que tous les journalistes détenus sans preuve d’une implication individuelle dans la commission d’un crime.

Nous demandons également l’arrêt des poursuites pour motifs politiques, notamment celles visant Erol Onderoglu, représentant de RSF en Turquie ­depuis 1996, membre du conseil de l’International Freedom of Expression Exchange (IFEX), et collaborateur régulier de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), à qui il est reproché d’avoir pris part à une ­campagne de solidarité en faveur du journal prokurde Ozgür Gündem, suspendu en août 2016. La même campagne vaut à l’écrivaine Asli Erdogan d’être aujourd’hui poursuivie.

Portraits de dix journalistes emprisonnés

  • Ahmet Sik

Eurasiatimes

Arrêté le 30 décembre 2016. Ce célèbre journaliste d’investigation est lauréat de nombreux prix (dont le prix Guillermo-Cano pour la liberté de la presse, remis par l’Unesco en 2014). Il est accusé de faire la « propagande d’une organisation terroriste » et de « dénigrer la République turque et ses institutions ». On lui reproche d’avoir critiqué le gouvernement autour de la question kurde, de la menace terroriste ou encore de la livraison d’armes turques à des groupes islamistes en Syrie.

  • Nazli Ilicak

Haberler.com

Arrêtée le 26 juillet 2016. Cette ancienne députée âgée de 72 ans est une figure de la vie médiatique et politique turque. Elle est accusée d’avoir des liens avec « l’organisation terroriste FETÖ » (mouvement Gülen). Licenciée d’un quotidien progouvernemental, en 2013, pour avoir demandé la démission de quatre ministres mis en cause dans une affaire de corruption.

  • Kadri Gürsel

TRTHaber

Arrêté le 31 octobre 2016. Editorialiste très connu en Turquie et au-delà. Il est accusé de « complicité avec l’organisation terroriste FETÖ ». Président de l’International Press Institute en Turquie, il a été licencié du quotidien Milliyet pour avoir dénoncé dans un Tweet la responsabilité d’Erdogan dans le terrorisme de l’organisation Etat islamique (EI) en Turquie.

  • Musa Kart

internethaber

Arrêté le 31 octobre 2016. Ce célèbre caricaturiste est accusé de complicité « avec l’organisation terroriste FETÖ ». Il est connu pour ses caricatures peu flatteuses d’Erdogan et dessinait quotidiennement dans le journal d’opposition Cumhuriyet. Il a reçu, en 2006, le Prix de la liberté de la presse de la part de ses confrères de l’Association des journalistes de Turquie.

  • Sahin Alpay

Milliyet

Arrêté le 30 juillet 2016. Il est éditorialiste et politologue. Il est accusé d’avoir fait « l’éloge d’une organisation terroriste » et « légitimé par voie de média la tentative de coup d’Etat » du 15 juillet 2016. Il est professeur de sciences politiques et a été licencié pour ses propos critiques vis-à-vis d’Erdogan.

  • Tunca Ogreten

Diken

Arrêté le 25 décembre 2016. Il est accusé de « collaboration avec une organisation terroriste ». Il a couvert les révélations de hackeurs turcs impliquant le ministre de l’énergie (et gendre d’Erdogan) dans la reprise en main des grands médias turcs, la répression du mouvement Occupy Gezi en 2013, ou encore le trafic de pétrole entre la Turquie et l’EI.

  • Ahmet Altan

Kimdirtv

Ecrivain et ancien rédacteur en chef du journal Taraf. Il est arrêté le 9 septembre 2016. Accusé d’avoir soutenu la tentative de coup d’Etat en « passant des messages subliminaux à la télévision ». Figure incontournable du journalisme en Turquie.

  • Murat Aksoy

Memri

Arrêté le 31 août 2016. Ce chroniqueur a été licencié du quotidien progouvernemental Yeni Safak en 2013 pour ses critiques de la répression du mouvement Occupy Gezi. Il est désormais accusé d’appartenir à « l’organisation terroriste FETÖ » et d’avoir participé à la « tentative de renverser le gouvernement ».

  • Aysenur Parildak

Cumhuriyet

Arrêtée le 11 août 2016. Cette jeune correspondante du quotidien Zaman, également étudiante en droit, est accusée d’appartenir à « l’organisation terroriste FETÖ ». Comme dans le cas de Murat Aksoy et de plusieurs autres journalistes, sa libération, ordonnée par un tribunal, a été bloquée in extremis début mai. Une volte-face qui la plonge dans une grande détresse psychologique.

  • Inan Kizilkaya

adilmedia

Arrêté le 22 août 2016. C’est le directeur de la rédaction du journal kurde Ozgür Gündem, martyr de longue date de la presse turque et fermé manu militari dans le cadre de l’état d’urgence. Il est visé par plusieurs dizaines de poursuites judiciaires pour liens avec une « organisation terroriste ».