Quand Fatoumata Keïta parle, les mots jaillissent et sa voix grimpe souvent dans les aigus. Interrogée, elle prend le temps de trouver les mots, en hochant la tête. « Fatoumata aime parler et elle sait parler », dit d’elle l’écrivain Ismaïla Samba Traoré, directeur de La Sahélienne. Cette maison d’édition vient de publier Quand les cauris se taisent et Les Mamelles de l’amour, deux romans qui sont la suite de Sous fer, le premier roman de Fatoumata Keïta, sorti en 2013 et récompensé, deux ans plus tard, par le prix Massa Makan Diabaté.

Ses trois romans forment une belle trilogie saluée par le microcosme littéraire bamakois. Au Mali, seul Massa Makan Diabaté avait écrit une trilogie romanesque – Le Lieutenant de Kouta, Le Boucher de Kouta et Le Coiffeur de Kouta – qui lui a valu le Grand Prix international de la Fondation Léopold-Sedar-Senghor, en 1987.

La « mise sous fer »

Dans le premier roman, Fatoumata Keïta raconte l’histoire de Nana, jeune fille malinké destinée à des études de médecine qui sera envoyée dans le village de son père, à Muruba, où elle subit l’excision, la « mise sous fer », et manque d’y perdre la vie. Elle se retrouve alors au cœur d’un foyer où ses parents sont déchirés entre le respect des coutumes et le désir de s’en émanciper.

L’auteure ose, dans ce roman, briser un tabou qui divise au Mali. « Je n’approuve pas l’excision », dit-elle de façon catégorique. Pas plus qu’elle ne loue la façon dont le sujet est débattu. « Le discours qui sous-tend cette lutte [contre l’excision] n’a pas de légitimité. On essaie de mettre toutes les femmes excisées dans le même sac, en voyant le problème sous l’angle du plaisir. D’autres, les religieux, avancent l’argument selon lequel cela amène les filles à s’abstenir. Or ce n’est pas une question de religion. Ce qu’il faut dire, c’est que des gens risquent d’y laisser leur vie, c’est tout. » Le défi consiste, selon elle, à réfléchir à la façon « d’adapter le discours scientifique qui vient de l’Occident à notre contexte socioculturel. Le sujet divise parce que la stratégie de lutte n’est pas bonne. »

Depuis Sous fer, « Fatim », comme on l’appelle au Mali, aime aborder les questions qui fâchent. Dans ses deux derniers romans, elle évoque la polygamie à travers Titi, l’amie de Nana frappée de stérilité, qui assiste au remariage de son mari, Doudou, désireux d’avoir un enfant et mis sous pression de sa famille.

Quand, dans Sous fer, Fatoumata Keïta marie Kanda et Fanta, les parents de son héroïne Nana, sous le régime monogamique, son amie anthropologue, l’Américaine Barbara Hoffman, exprime son désaccord : « La société a évolué, mais la polygamie reste de rigueur et la monogamie ne va pas de soi. Ce n’est pas la société malienne que je connais. »

« Pour les Maliens de demain »

L’auteur va plus loin. Titi, qui a abandonné son travail à la demande de son mari, souhaite divorcer. Elle quitte son foyer, reprend ses études, obtient un travail et finit par se réconcilier avec son mari. « Mon objectif n’est pas de lutter contre la polygamie, précise l’écrivaine. Un récit ne doit pas décrire le monde, mais comment nous existons dans le monde. Mon but est de dire à mon lecteur par quel combat, quelle stratégie, un jeune couple confronté à la stérilité est passé pour le résoudre. »

De même, la polygamie lui sert d’alibi pour évoquer le rapport des femmes à l’école, une fois mariées. Pour elle, il ne sert à rien de plaider pour la scolarisation des filles en oubliant celle des garçons, leurs futurs époux. « Il faut chercher l’équilibre dans le monde. Quand le fossé est grand, on tombe tous dedans. » Elle dit écrire « pour les Maliens de demain » à qui elle montre « une façon de dépasser les problèmes ».

Les Mamelles de l’amour, qui clôt la trilogie, n’échappe pas à la règle. Il y est question du lévirat, le mariage entre une veuve et le frère du défunt. Une coutume à laquelle son héroïne Nana, dont le mari Kary est décédé, refuse de se plier. Sous la plume de Fatoumata Keïta, Nana ne boude pas son plaisir à dire tout le mal qu’elle pense de cette pratique.

Pourtant, dans le Mandé (une région qui s’étend du sud au nord du Mali, jusqu’à Tombouctou), où se situe une grande partie de ses romans, des femmes y trouvent leur compte. Quand elles viennent à perdre leur mari, elles savent pouvoir compter sur une personne désignée par la tradition. Fatoumata Keïta pointe l’incompréhension qui entoure cette pratique qui, précise-t-elle, « n’est pas un problème pour toutes les femmes ».

Famille d’accueil

Fatoumata Keïta est une écrivaine entre deux mondes. Ses intrigues se situent en ville (à Bamako) et dans le Mandé profond et explore la société malienne, aussi bien dans sa ruralité que dans ses nouveaux modèles familiaux. « Elle montre qu’il faut arrêter de penser les choses en termes de clivage entre la tradition et la modernité. Elle est une grande observatrice, une sociologue qui n’est pas dans une démonstration académique », affirme Ismaïla Samba Traoré, son éditeur. Ce choix de faire voyager le lecteur à travers le pays mandingue n’a rien d’anodin.

Née en 1977 à Baguinéda, près de Bamako, dans une famille de cinq enfants, Fatoumata Keïta a quitté les genoux de son père pour Figuira, le village natal de celui-ci, dans le Mandé. Elle avait 12 ans, le changement fut brutal. Là-bas, elle devait marcher 7 km tous les jours pour rallier l’école. Elle a redoublé toutes les classes. « C’est le moment où l’écriture m’a sauvée. J’aime la poésie. C’est le gendre de l’émotion. » En 1989, à Kayes (à l’ouest du Mali), elle est placée dans une famille d’accueil. Tous les soirs, elle doit vendre de l’eau fraîche à la gare. Elle écrit alors un poème, A Maman, qui paraîtra en 2014 dans son recueil A toutes les muses, publié aux éditions du Mandé :

« Ici chez eux maman /Je suis un poisson hors de l’eau / Un tout petit moineau sans ailes / Qui ne peut voler vers son ciel / Ici chez eux maman /Je ne suis que la petite ânesse / Soumise aux ordres de grande déesse / Maîtresse de l’enfer qui se dresse / Là, dans cette prison ou j’encaisse
Ici… chez eux.
 »

« Malinkéniser » le français

« J’écrivais pour parler de cette rupture », dit celle qui est aujourd’hui mariée et a trois enfants. Dans ses romans, Fatoumata Keïta glisse sans cesse des expressions malinké comme suluwww (« les ancêtres », utilisé pour marquer son étonnement), ini siadian taama (« à toi la longue route »), fadagouèla (« chez les Blancs »). Elle prend aussi plaisir à « malinkéniser » le français, avec les expressions « aller ôter du chemin le regard des siens » pour dire mettre un terme à une attente ; « traceur de sable » pour prédicateur ; « mettre sous fer » pour exciser. Si Massa Makan Diabaté voulait « faire des petits bâtards à la langue française », Fatoumata Keïta dit vouloir partager ce qu’elle sait du Mandé. « La connaissance, c’est la capacité d’interpréter sa culture. Si nous ne pouvons pas porter ces particularités linguistiques au reste du monde, c’est une perte pour l’humanité. »

A sa manière si particulière, elle évoque la religion dont, se désole-t-elle, les Maliens ne sont pas prêts à discuter. Or l’état de déconfiture dans lequel le pays se trouve, avec des religions qui peinent à cohabiter et « des prêcheurs qui ne se limitent pas à exprimer leur foi mais veulent faire entrer tout le monde par la même porte », oblige à en débattre. « S’il y a des déviances aujourd’hui, c’est que nous ne comprenons pas ce que nous faisons et disons. Tout est un problème de compréhension. Et la langue [arabe] dans laquelle nous prions, nous les musulmans, y est pour quelque chose. »

Quoi qu’il en soit, Fatoumata Keïta a montré dans sa trilogie une telle ouverture sur les problèmes contemporains que les lecteurs y trouvent leur compte. « C’est le genre d’écrivain qui fait plaisir à un éditeur », conclut Ismaïla Samba Traoré.