Le procès de Cumhuriyet n’avait pas encore commencé, lundi 24 juillet, au palais de justice de Caglayan, à Istanbul, qu’une foule compacte se pressait déjà aux abords de la salle d’audience, bondée et surchauffée. La climatisation était défaillante dans la salle, alors que partout ailleurs dans les couloirs un air frais circulait.

On ne sait pourquoi le palais de justice de Caglayan, un bâtiment flambant neuf et surdimensionné, est doté de salles d’audience aussi exiguës. A l’entrée de la salle, c’est la cohue. A l’intérieur figurent les épouses, les collègues, les amis des 17 accusés présents (19 sur l’acte d’accusation, car deux sont jugés par contumace), journalistes et employés de Cumhuriyet, le plus vieux quotidien de Turquie.

Ils comparaissent pour « soutien au terrorisme » et risquent de sept ans et demi à 43 ans de prison alors qu’ils n’ont fait qu’écrire. Onze d’entre eux ont déjà passé plus de neuf mois derrière les barreaux dans la prison de Silivri, à la périphérie d’Istanbul.

Des SMS de présumés gülenistes

Il leur a fallu plusieurs mois d’attente avant d’être entendus par un juge. Impossible de savoir précisément de quoi ils étaient inculpés. Sans parler de leurs conditions de détention, autrement plus sévères que celles réservées aux prisonniers de droit commun.

Dans le couloir, Nazire Gürsel, la femme de Kadri Gürsel, l’un des éditorialistes de Cumhuriyet présent sur le banc des accusés, raccompagne leur fils vers la sortie : « Impossible de voir, ni d’entendre. Les micros marchent mal, mieux vaut qu’il rentre à la maison. » Avec Kadri, ils se sont fait des signes. L’éditorialiste n’a rien perdu de son éloquence. « Je suis ici non pas pour avoir aidé de ma propre volonté une organisation terroriste mais parce que je suis un journaliste indépendant, curieux et critique », dit-il, face au juge, lorsque son tour est venu de s’exprimer.

Il réfute ce qui lui est reproché. Non, il n’a pas soutenu le mouvement du prédicateur exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen, responsable, selon les autorités, d’avoir fomenté la tentative de putsch du 15 juillet qui a failli renverser le président Erdogan. Sur l’acte d’accusation, il est reproché à Kadri, entre autres, d’avoir reçu des SMS de présumés gülenistes auxquels, pour la plupart, il n’a pas répondu.

En réalité, ce journaliste farouchement indépendant n’a jamais été, ni de près ni de loin, un disciple de Gülen, bien au contraire. Et pendant qu’un aréopage de cadres du parti de la Justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) se rendait en Pennsylvanie pour baiser les mains du prédicateur qui fut, de 2002 à 2013, leur meilleur allié politique, Kadri, lui, s’acharnait à exposer dans ses articles « l’alliance entre le gouvernement et ce groupe », prévoyant « le mal que cette sinistre coopération ferait au pays ».

« C’est la justice qu’on assassine »

Vient le tour d’Akin Atalay, avocat et directeur de la Fondation Cumhuriyet, qui est propriétaire du quotidien. Lui aussi est accusé de collusion avec le terrorisme. « Je suis avocat depuis trente et un ans. Pour venir au tribunal, je mettais habituellement une cravate. Aujourd’hui, je comparais pour la première fois en tant qu’inculpé, sans cravate. Elle m’a été confisquée à la prison ainsi que des livres qui étaient dans ma cellule. »

Il en est sûr : « Au-delà du procès de Cumhuriyet, c’est la justice qu’on assassine. » Il illustre la confusion qui règne au sein de l’institution judiciaire, où 4 000 magistrats ont été purgés pour leurs liens avec Gülen. « Murat Inan, le juge qui nous a interrogés, risque deux fois la perpétuité car il est lui-même inculpé en tant que membre du mouvement güleniste mais, malgré cela, il continue d’exercer son métier », dit-il.

La salle ne désemplit pas. Diplomates, représentants d’ONG turques et étrangères, militants des droits de l’homme, députés – dont les deux parlementaires du parti pro-kurde HDP Garo Ulubeyan et Filiz Kerestecioglu – ainsi qu’une ribambelle d’avocats sont présents. Mardi, le procès reprendra avec les déclarations des autres accusés. Il faudra compter aussi avec la lecture de l’acte d’accusation (300 pages). Le procès risque de durer plusieurs mois.

Mais d’ici à vendredi, le juge va devoir se prononcer sur le sort immédiat des 17 accusés. Va-t-il les mettre en liberté afin qu’ils comparaissent libres, ou seront-ils voués à regagner, chaque soir, leur cellule de la sinistre prison de Silivri ?