De gauche à droite : Michael Matthews, Christopher Froome, Simon Yates et Warren Barguil, sur le podium du Tour de France, à Paris, le 23 juillet.Lionel BONAVENTURE/AFP | LIONEL BONAVENTURE / AFP

Des images qui resteront du 104è Tour de France, il est une absence aveuglante : celle du vainqueur. Les rues savonneuses de Düsseldorf, l’accrochage de Peter Sagan et Mark Cavendish, la surpuissance de Marcel Kittel, la diagonale de Richie Porte dans la descente du mont du Chat, l’insolente attaque de Fabio Aru, les balades en montagne de Warren Barguil, les accélérations de Romain Bardet et son supplice vers Notre-Dame-de-la-Garde, mais rien, rien qui nous rappelle le Tour de France du maillot jaune Christopher Froome.

Si un moment nous évoque sa présence, c’est sa zigzagante impuissance dans la montée vers l’altiport de Peyragudes. Et pourtant : c’est bien le citoyen britannique qui s’est, pour la quatrième fois, essayé au délicat exercice du discours de vainqueur sur les Champs-Elysées, dimanche 23 juillet. Après deux victoires acquises au prix de performances en montagne ayant suscité de fortes réserves, en 2013 et 2015, Froome avait, l’an dernier, varié son champ d’expression, attaquant en descente et dans le vent, se réjouissant de glisser une part « d’improvisation » dans le cyclisme millimétré de son équipe Sky. Simple parenthèse. Christopher Froome a cette fois gagné en entrant dans la tête de ses adversaires, comme a su le faire l’équipe Sky.

« On savait qu’il fallait gratter progressivement du temps sur chaque étape pour ne pas subir de perte massive. Il s’agissait d’être le plus prudent et efficace possible. »

L’instinct de tueur qui pouvait habiter Romain Bardet et Rigoberto Uran, ses deux rivaux les plus constants lors de cette édition, a été annihilé. Cette aura qui protège le Britannique des mauvais coups a été patiemment construite par sa formation, dans la répétition du succès, le cadenassage de la course et des coups ponctuels comme l’utilisation d’une combinaison de contre-la-montre décrite comme révolutionnaire.

Christopher Froome aurait pu perdre le Tour en trois occasions : lorsque Fabio Aru attaqua dans l’ascension du mont du Chat en profitant de son problème mécanique ; lorsqu’il subit un début de fringale dans le col de Peyresourde ; lorsqu’il accusa jusqu’à cinquante secondes de retard après un dépannage au pied du col de Peyra Taillade. C’est là qu’il eût fallu l’estoquer, en prévision d’un contre-la-montre de Marseille qui lui assurait un épais matelas de secondes. Romain Bardet et Rigoberto Uran s’en abstinrent, le Français parce qu’il doit encore apprendre à gagner, le Colombien parce qu’il n’en demandait pas tant. Ce n’est pas un hasard si, des trois principaux rivaux de Christopher Froome, le seul à avoir tenté de tirer parti de ses déboires était le seul vainqueur d’un grand tour – Fabio Aru, déjà couronné au Tour d’Italie, mais dont la forme s’étiola après les Pyrénées.

A distance des controverses

Voilà le Britannique devenu gestionnaire, selon le plan établi avec son équipe. Il est le seul occupant du podium à n’avoir pas gagné d’étape et dit s’en moquer : « On savait que ce serait une vraie course de trois semaines, où il faudrait gratter progressivement sur chaque étape pour ne pas subir de perte massive. Il s’agissait d’être le plus prudent et efficace possible. » On a longtemps glosé sur ses maigres jambes, s’interrogeant sur ce qui pouvait bien les propulser à la vitesse des hélices d’un Spitfire de la Royal Air Force. Il faut lui reconnaître aujour­d’hui un succès acquis là-haut, sous le casque. Son intelligence s’exprime aussi hors course : la manière dont il s’est distancié de l’enquête qui vise, au Royaume-Uni, les pratiques pharmaceutiques de Team Sky ou sa façon de mettre à distance le manageur controversé Dave Brailsford lui ont permis de protéger son image dans son pays.

En prolongeant son contrat avec une équipe dont l’éthique est désormais ouvertement questionnée mais dont la puissance collective et financière favorise sa carrière, Christopher Froome a finalement fait passer son intérêt personnel devant les principes moraux. En décidant de poursuivre sa collaboration avec Dave Brailsford – qui se tenait prêt, à l’été 2011, à se débarrasser de lui pour niveau insuf­fisant –, il a aussi confirmé qu’il tenait sa popularité pour tout à fait secondaire.

Il s’escrime à parler français, n’est pas avare de flatteries pour le téléspectateur chauvin – toujours un mot pour le public, la grandeur du Tour et la performance du Français du jour –, mais la politesse n’a jamais ému personne. Christopher Froome s’efforce de masquer ses aspé­rités, là où son parcours aty­pique et son caractère sur le vélo démontrent qu’il n’est pas le personnage inoffensif qu’il aime à présenter.

Les appétits s’aiguisent

A 32 ans, le quadruple vainqueur a l’intention d’être la figure de juillet encore cinq ans au moins. Mais autour de lui, les appétits s’aiguisent. Mikel Landa ne répondra plus aux injonctions de la Sky en 2018, lorsqu’il évoluera sous un autre maillot. Nairo Quintana ne donnera pas deux années d’affilée sa priorité au Tour d’Italie. Thibaut Pinot et Romain Bardet ont sans doute beaucoup appris en jouant la ­victoire, respectivement en Italie et en France.

Ces quatre hommes ont cinq ans de moins que le Britannique et arrivent, en théorie, dans leurs meilleures années de cycliste. Christopher Froome garde sur eux un avantage conséquent dans les contre-la-montre, mais pas vis-à-vis du Néerlandais Tom Dumoulin, vainqueur du dernier Giro et attendu sur le prochain Tour de France.

Le maillot jaune Christopher Froome devra, pour la prochaine édition, se méfier de Romain Bardet (troisième en partant de la gauche), Nairo Quintana (quatrième en partant de la gauche) ou Fabio Aru (deuxième en partant de la droite.(AP Photo/Christophe Ena) | Christophe Ena / AP

En prenant de l’âge, le natif de Nairobi sera de plus en plus dépendant du parcours proposé. Et les organisateurs décideront ainsi, en partie, de la place qu’occupera ce mystère du cyclisme dans l’histoire du Tour : seul quadruple vainqueur ou bien sur la même ligne que Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Miguel Indurain, qui l’ont emporté chacun à cinq reprises.