Deux femmes sur la route du marché sur la M1, dans le district de Nsanje. | Amaury Hauchard / Le Monde

Ici, il y a la route Malawi 1, et c’est tout. Autour, la terre ocre reprend ses droits et les « hyènes » rôdent. Ces hyènes-là ne sont pas des animaux mais des hommes, payés pour avoir une relation sexuelle avec les femmes de la communauté sans leur consentement. Elles sont exposées à ce rite depuis leur plus jeune âge, dès qu’elles ont eu leurs premières règles, qu’elles aient 9, 10 ou 13 ans, mais aussi tout au long de leur vie, aux moments que les familles jugent « opportuns ».

Dans le district de Nsanje, dans l’extrême sud du Malawi, des dizaines de villages s’étendant sans logique ni plan cachent autant de secrets inavouables, des relations sexuelles non désirées, non protégées, favorisant la diffusion du sida et donnant lieu à des grossesses conçues dans le viol, mais consacrées par la tradition.

« Ici, à Nsanje, explique un militant des droits humains local, la pauvreté va de pair avec le poids de la tradition, les gens sont déjà heureux d’être vivants. » Dans cette bande de terre enclavée au centre du Mozambique, les revenus sont infimes, l’électricité comme l’eau courante sont des denrées rares, et la culture du kusasa fumbi, la « purification sexuelle » des femmes, règne en maître. A l’abri des regards de Lilongwe, capitale lointaine qui a officiellement aboli cette pratique en 2013. Contre les maladies, contre les fantômes, contre le malheur et contre la peur, les relations sexuelles avec un fisi, la hyène, sont des étapes obligées pour les fillettes, les jeunes filles et les femmes.

« J’ai crié, mais il m’a forcée »

Doriss Liva a 13 ans. Fin décembre 2016, on l’a obligé à dormir seule. « Au début, je n’ai pas compris pourquoi j’étais seule. Mais, pendant la nuit, un homme est venu. J’ai crié, mais il m’a forcée. » Ses parents pensaient qu’elle était tombée enceinte et qu’elle avait avorté. Convaincus d’être frappés de malheurs et de maladies comme la tradition les en menace, ils ont fait appel à un fisi pour « purifier » leur fille. « Rien de tout ça n’est vrai, je n’ai jamais été enceinte… Mes parents m’ont juste vu marcher main dans la main avec un garçon. C’était mon copain, rien de plus. »

Dehors, la pluie est incessante et les chemins de terre se creusent. Doriss les regarde d’un air absent. Deux fois violée, la première fois à 9 ans dans un camp d’« initiation sexuelle » et la seconde à 13 ans, la jeune fille ne veut plus entendre parler des garçons. « Je l’ai emmené faire des tests. Vous vous rendez compte si elle a le VIH ou si elle est enceinte ? », s’indigne sa tante Esta. Elle est furieuse du choix de son frère, ne comprend pas cette tradition « absurde » et a accueilli Doriss chez elle quand celle-ci a décidé de s’enfuir de chez ses parents. Cette crainte de la contamination par le sida est dans toutes les têtes.

Annie Minus, 44 ans, « purifiée » à trois reprises, et Joana Susan, 47 ans, « purifiée » à deux reprises, sont toutes deux séropositives. Elles ont perdu leur mari, leur frère, leur fils, et la famille a fait appel à une hyène pour empêcher l’âme du défunt de rôder dans la demeure matrimoniale. « On est enfermés avec le fisi, trois jours durant, et on est à lui, autant de fois qu’il le veut, raconte Annie, qui n’a depuis plus voulu avoir de mari ni de relation sexuelle. La seconde fois, je suis tombé enceinte du fisi. Je ne l’ai jamais dit à personne, je préfère qu’on pense que c’est un enfant de mon mari. »

« J’ai eu peur d’être ensorcelée »

On circule à pied entre les communautés, parfois à vélo, mais jamais en voiture, apanage de la police et des ONG étrangères. Alors, sur le bord de la Malawi 1, des dizaines de jeunes femmes, souvent mineures, font chaque matin le trajet vers le marché, portant leur enfant en bas âge sur le dos. Ici, le nombre moyen d’enfants par femme oscille entre six et sept, conséquence de la non-protection des rapports sexuels. « On ne nous apprend pas l’usage du préservatif dans nos rapports normaux et, avec une hyène, c’est interdit », continue Annie Minus, qui a eu quatre enfants, dont deux sont morts précocement. « Ici, à Nsanje, ce n’est pas considéré comme du viol, explique-t-elle encore. Moi j’ai eu peur d’être ensorcelée, c’est ce qui me serait arrivé si j’avais refusé d’être purifiée à la mort de mon mari. » Les terribles menaces de malheurs qui pèsent sur ces femmes les assujettissent et verrouillent leur colère.

INFOGRAPHIE LE MONDE

Mais, pour Annie, la troisième « purification » fut celle de trop. Après avoir perdu son mari et son fils, Annie se voit à nouveau imposer par la communauté la visite d’une hyène à l’occasion de la construction de la sépulture de son époux. Restée jusque-là sous l’emprise de sa belle-famille, elle décide, comme la jeune Doriss, de s’enfuir. Loin des catastrophes qu’on lui promettait si elle ne se soumettait pas au rite. « Je n’ai toujours pas les pustules sur les bras dont on me menaçait et il n’y a pas eu d’autres décès dans ma famille à cause de moi », se réconforte-t-elle en resserrant son pagne. La culpabilité n’est pas loin.

La M1, qui parcourt le Malawi du nord au sud, est surnommée « l’autoroute ». C’est la seule route qui traverse le district de Nsanje. | Amaury Hauchard

Deux cents mètres plus loin, sur le bas-côté de la M1, le chef traditionnel de Nsanje, Isaac Ndenguma, accueille sous une hutte les doléances des villageois. Mais ni Annie, ni Joana, ni la tante de Doriss n’ont jamais été le voir, redoutant la colère de celui que tous présentent comme un intransigeant défenseur de la tradition. « Allez lire l’évangile de saint Matthieu ! », rétorque-t-il d’emblée, justifiant la tradition par une lecture dévoyée des préceptes bibliques. Pour tenter de dédiaboliser le rite, il précise que les femmes ne sont pas obligées de s’y conformer. « C’est un mensonge de dire qu’on a le choix !, lui rétorque Joana Susan. Je me suis fait battre car je ne voulais pas. » Et de répéter encore et encore, froidement, les étapes du rituel qu’elle a subi. Habitante du village de Chimumbo, à plusieurs heures de marche de la route, la mère de famille a finalement décidé de faire le déplacement et d’affronter le chef traditionnel. Pour mettre un terme à cette histoire qui la hante et faire sortir les vieux démons de la « purification ». « Me dire que ma belle famille a payé pour que je sois violée et que j’attrape le VIH me dégoûte. Cela fait sept ans maintenant, et je me sens toujours souillée. »

Sommaire de notre série Les hyènes du Malawi ou le terrible « apprentissage » du sexe

Plongée en cinq reportages dans l’extrême sud de ce pays d’Afrique de l’Est, où la tradition exige que les jeunes filles subissent une « initiation » sexuelle dès leurs premières règles.