A 9 000 km de Johannesburg, une poignée de Sud-Africains se réunit, vendredi 14 juillet, pour protester devant le siège londonien de l’agence de communication Bell Pottinger. Drapeaux, pancartes et vuvuzelas sont de sortie. De la bien mauvaise publicité pour cette entreprise dont le cœur de métier est justement de gérer les situations de crise. Son méfait n’est pas des moindres : on l’accuse d’avoir ravivé les flammes du racisme dans le pays de Nelson Mandela.

Jusqu’en avril 2017, Bell Pottinger était le communicant attitré d’Oakbay Investments, la holding de la fratrie Gupta, au cœur d’un scandale politico-financier qui fait trembler le président Jacob Zuma. Pendant plus d’un an, ses conseillers en communication se sont attelés à redorer l’image de la famille la plus honnie du pays. Avec une stratégie de contre-attaque dangereuse : cibler les puissants hommes d’affaires blancs pour faire diversion et détourner l’attention des allégations de corruption dont les Gupta sont affublés.

Un « deal » de 110 000 euros par mois

Pas de quoi choquer Duduzane Zuma. Le fils du chef de l’Etat, employé choyé des Gupta, a scellé en janvier 2016 à Johannesburg ce curieux deal avec Victoria Geoghegan, l’une des associées de l’agence de communication. « Bell Pottinger souhaite bâtir avec vous un partenariat solide de long terme », écrit-elle, après leur rencontre, dans l’un des courriels issus des « GuptaLeaks », auxquels Le Monde a eu accès via la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF).

Pour 100 000 livres (environ 110 000 euros) par mois, l’agence déploie toute sa panoplie de services : écriture de discours et communiqués de presse, réponses aux journalistes, productions de contenus Internet, slogans… Depuis que les liens entre Jacob Zuma et la fratrie indienne ont éclaté au grand jour, l’empire Gupta est sous un déluge de critiques venant de l’opposition et des médias.

La première recommandation de Mme Geogheghan est de « créer un récit politique non partisan autour de l’existence d’un apartheid économique et sur le besoin vital de plus d’émancipation économique ». L’Afrique du Sud post-apartheid reste l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Près de 10 % de la population, pour l’essentiel la minorité blanche, contrôle entre 60 % et 65 % de l’économie. Pour la majorité noire, les promesses de la libération n’ont pas été tenues. Des programmes comme le Black Economic Empowerment (« émancipation économique des Noirs ») sont un échec, sauf pour une élite qui s’est accaparée les richesses. Le clan Zuma en est l’incarnation.

Asma Al-Assad, Augusto Pinochet…

Loin du ton mesuré et technique de ce premier courriel, le « récit » s’est en réalité résumé à un slogan explosif : mettre fin au « white monopoly capital ». L’expression, qui s’est depuis imposée dans la vie politique, est régulièrement reprise par Jacob Zuma lui-même pour renvoyer ses opposants dans les cordes. Or Bell Pottinger est perçu comme le principal artisan de cette « story » : un rapport anonyme publié en janvier 2017 détaille les campagnes mises en place pour manipuler l’opinion sur les réseaux sociaux, à grand renfort de comptes Twitter factices qui décuplent la viralité des messages.

A l’époque, Bell Pottinger avait fermement rejeté ces accusations. C’était compter sans les « GuptaLeaks », qui, depuis fin mai, viennent confirmer les affirmations soutenues dans le rapport. Ainsi, un courriel du 7 février 2016 d’un employé de Bell Pottinger ne laisse pas de doute sur l’étendue de leur hypocrisie : « De bons messages pour nous […] : le monopole blanc sur le capital poursuit sa mainmise sur l’économie. Le monopole blanc sur le capital décide de ce qui est publié dans les journaux. »

L’agence conseille également des responsables liés au Congrès national africain (ANC), le parti au pouvoir. « Peut-on fournir des éléments de langage au leader de la ligue des jeunes de l’ANC ? », s’enquiert Victoria Geoghegan dans un courriel daté du 6 février 2016.

Bell Pottinger n’en est pas à son premier fait d’armes, comme le laisse croire la liste des anciens clients de cette agence fondée en 1987 par un lord anglais, ancien conseiller en communication de Margaret Thatcher. La première dame de Syrie, Asma Al-Assad, Augusto Pinochet, et des pays comme le Bahreïn, la Biélorussie ou le Sri Lanka ont eu recours à ses services par le passé. En 2016, les journaux britanniques ont montré comment le cabinet londonien a touché 540 millions de dollars (460 millions d’euros) du Pentagone pour produire, en pleine guerre d’Irak, de fausses vidéos terroristes pour traquer les personnes les visionnant.

Des excuses « totales et sans équivoque »

En 2011, une enquête du Bureau of Investigative Journalism, basé à Londres, avait déjà révélé leurs pratiques les plus controversées. En se faisant passer pour des clients ouzbeks, les journalistes ont enregistré en caméra cachée les vantardises des communicants, qui expliquent par le menu comment ils s’y prennent pour polir la réputation de pays accusés de violations des droits de l’homme. Internet est leur terrain de prédilection, où ils excellent en optimisation des résultats de moteurs de recherche ou en réécriture des pages Wikipédia de leurs clients. Des techniques de nouveau employées pour le compte des Gupta, comme le montrent les « GuptaLeaks ».

Un lanceur d’alerte à l’origine des « GuptaLeaks »

La Plate-forme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) a été lancée au Sénégal en mars 2017 par des militants, des journalistes, des magistrats et des avocats. Elle offre une protection juridique et des outils aux lanceurs d’alerte témoins d’activités illicites ou de graves atteintes aux intérêts publics concernant l’Afrique. PPLAAF appuie ainsi des lanceurs d’alerte en Afrique du Sud qui, dans le cadre de leur profession, ont été des témoins privilégiés d’un grave système frauduleux liant des sociétés privées à de hauts responsables politiques. C’est dans ce cadre qu’un lanceur d’alerte lui a transmis les « GuptaLeaks » en juin, près de 200 000 courriels et documents. PPLAAF les a partagés avec Le Monde, dont certains ont déjà fait l’objet d’enquêtes par le centre de journalisme d’investigation amaBhungane et le site Daily Maverick, entraînant de vives polémiques en Afrique du Sud.

Le retour de bâton ne s’est pas fait attendre. En Afrique du Sud, on ne rouvre pas la boîte de Pandore de l’apartheid sans conséquences. Suite à une avalanche de critiques, Bell Pottinger a mis un terme, dès avril 2017, au contrat le liant avec Oakbay Investments. Chose rare, le 6 juillet, le directeur du cabinet s’est fendu d’un communiqué d’excuses « totales et sans équivoque », tout en précisant que « la direction a été fourvoyée sur ce qui a été fait ». Le même jour, Victoria Geoghegan a été remerciée. Triste ironie du sort, celle-ci est depuis plusieurs mois copieusement insultée sur les réseaux sociaux.

Pour l’opposition, ces excuses ne passent pas. « Bell Pottinger a conçu et mis en œuvre, pour le compte des Gupta et des Zuma, une campagne de propagande haineuse et clivante dans notre pays qui est toujours aux prises avec son douloureux passé », résume Phumzile Van Damme, la porte-parole de l’Alliance démocratique (DA), le principal parti d’opposition. Le parti a attaqué Bell Pottinger en justice et exige qu’il réinvestisse tous les fonds reçus dans des écoles ou des ONG. L’agence de communication n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.