En pleine lumière du jour et sous l’ovation d’un Stade de France à guichets fermés, Bono, puis le guitariste The Edge et le bassiste Adam Clayton, entrent sur scène au rythme martial de Sunday Bloody Sunday, martelé par Larry Mullen Jr, installé derrière sa batterie. Le panache de ce titre, comme celui du suivant, New Year’s Day, tirés de War (1983), le troisième album de U2, avait permis au quatuor irlandais de s’imposer comme star européenne.

Après une version de l’hymne à Martin Luther King, Pride (In the Name of Love), qui avait – dans ­l’album The Unforgettable Fire (1984) – relié pour la première fois son répertoire à l’histoire américaine, la bande à Bono pouvait se consacrer, au thème central de la tournée, The Joshua Tree Tour, qui passait par Paris les 25 et 26 juillet : la célébration du 30anniversaire de The Joshua Tree, l’album qui mit l’Amérique aux pieds de U2 et lui donna une envergure mondiale.

The Joshua Tree a retrouvé une nouvelle pertinence depuis l’élection de Donald Trump

Les Dublinois n’avaient pas cédé, jusque-là, à la mode des ­concerts « classic album », cette façon qu’ont les figures du rock de sanctifier leurs œuvres en interprétant intégralement, le ou les disques qui ont fait leur légende.

Le triomphe de la récente tournée The River de Bruce Springsteen a peut-être décidé les Irlandais. Avec 1,1 million de billets vendus dans les vingt-quatre heures ayant suivi l’annonce de The Joshua Tree Tour, le projet a prouvé son potentiel lucratif. Mais ce disque, autant marqué par la fascination du groupe pour les Etats-Unis que par son constat du délabrement industriel et politique de l’Amérique de Reagan, a retrouvé une nouvelle pertinence depuis l’élection de Donald Trump.

Le succès de The Joshua Tree – plus de 25 millions d’exemplaires vendus – avait ouvert à U2 les gradins des stades. Aujourd’hui encore, le quatuor est sans doute la for­mation capable d’habiter le plus intensément ce genre d’arène, qu’il s’agisse d’incarnation musicale ou de scénographie.

Paysages grandioses

Dès que le groupe attaque Where the Streets Have No Name, premier titre de ce fameux cinquième album, un immense écran (61 m de long pour 14 m de haut, soit le plus grand écran haute définition jamais utilisé pour un concert) diffuse en format panoramique des images de road-movie désertique. Une balade parmi les noueux arbres de Josué illustre ensuite I Still Haven’t Found What I’m Looking For, avant qu’un soleil couchant fasse spectaculairement rougir les montagnes de With or Without You, en écho aux images saisies à l’époque par le photographe Anton Corbijn pour la ­pochette de l’album.

Le chanteur Bono du groupe U2 lors du concert donné au Stade de France de Saint-Denis, le 25 juillet 2017. | JACQUES DEMARTHON / AFP

Tôt dans leur carrière, ces pionniers de la new wave avaient tourné aux Etats-Unis. Pas seulement dans les capitales de la ­contre-culture, mais aussi dans une Amérique profonde qui leur laissa des traces en termes de paysages grandioses comme de réalité sociale. Les grandes étendues et leur idéal de liberté inspiraient particulièrement la verve lyrique du groupe. Longtemps imperméables aux racines de la musique populaire américaine, ces enfants du post-punk se laissaient aussi imprégner par des influences soul, blues, country, folk ou gospel. Plus tenté par la réinvention que par le mimétisme, U2 avait transcendé ces références lors de l’enregistrement de l’album dans un manoir du sud de Dublin, encouragé par un duo ultracréatif de réalisateurs – Brian Eno et Daniel Lanois.

Amérique fantasmée

A ces décors à la hauteur de leur Amérique fantasmée, se superposait aussi la découverte des laissés-pour-compte du rêve américain (victimes, par exemple, de la crise minière dans Red Hill Mining Town) et de la violence que pouvait exercer l’administration Reagan sur les voisins d’Amérique centrale. Des voyages au Nica­ragua et au Salvador avaient ainsi alimenté les déflagrations de ­Bullet the Blue Sky – plus explosif que jamais au Stade de France –, quand les mères des victimes de la répression militaire en Argentine défilaient dans Mothers of the Disappeared. A Saint-Denis, Patti Smith, idole de jeunesse de Bono devenue une amie, a chanté avec lui ce morceau qui concluait The Joshua Tree.

Après l’impressionnante réactivation de leur chef-d’œuvre, les Irlandais ont repris en rappel le fil de leur histoire. Une petite sélection de morceaux tirés des albums post-Joshua Tree servant de prétexte à rappeler les grandes causes du moment (réfugiés syriens, droits des femmes…), pour lesquelles Bono était aussi allé plaider, la veille, à l’Elysée, reçu par Emmanuel Macron. En conclusion, une délicate ballade inédite, The Little Things That Give You Away, tirée d’un nouvel album, Songs of Experience, à paraître à la rentrée, ­rappelait que U2 n’est pas prêt de se contenter de la visite de son propre musée.