Hassan aime l’odeur de la terre. Ce sol sableux et limoneux à la fois, qui retient la vase des rivières voisines, ne ressemble en rien à celui qu’il a gratté des années en Grèce, ni à la terre que son père travaillait au Soudan. Il est 10 heures du matin, début juillet, et l’Erythro-Soudanais de 37 ans arrache l’herbe dans un carré de choux à 10 km de Vichy, dans la montagne bourbonnaise. A Arronnes, petit village de l’Allier, les Jardins de cocagne cultivent trois hectares de légumes bio qu’ils vendent sur les marchés et par paniers à 120 adhérents de l’agglomération de Vichy : c’est là que Hassan travaille depuis le début du mois. Son premier emploi en France !

A genoux, le geste sûr, le Soudanais attrape par poignée ces herbes intruses qui avaient colonisé la culture tentant de prendre l’ascendant sur des petits choux violets, encore un peu frêles. Clémentine Bouteiller, la responsable des cultures maraîchères a l’œil sur lui, discrètement, puisque Hassan vient de commencer son contrat d’insertion quelques jours auparavant.

« Plein de mots français dans la tête »

Hassan est le seul réfugié parmi les 28 maraîchers et, pour son patron, Alexandre Mondet, c’est un ouvrier comme les autres, qui « bénéficiera de toute notre attention et notre aide pour trouver sa voie ». Les Jardins de cocagne sont une entreprise solidaire qui ramène vers l’emploi des personnes qui avaient besoin d’un sas avant de reprendre un emploi classique.

Pour les aider à avancer et à se projeter, « deux conseillères en insertion suivent tous nos salariés et font régulièrement le point avec chacun », explique Pascale Semet, la présidente de la structure. « Semer des graines, c’est aussi se réinscrire dans le temps, regarder vers demain », observe Alexandre Mondet, très conscient que ce rapport à la terre est un levier exceptionnel pour ceux qui avaient perdu pied. Là, Hassan se sent bien. Le cadre est au travail bien fait, à l’échange et à la convivialité.

Le contrat d’insertion avec les Jardins de cocagne est pensé comme une démarche globale. Ainsi Hassan bénéficiera en septembre de cours de français le vendredi après-midi et s’en réjouit déjà, lui qui trouve son niveau insuffisant. « J’ai des mots plein la tête, plein de vocabulaire, mais j’ai encore du mal à m’exprimer. Parfois je n’arrive pas à communiquer avec précision ce que je veux dire, c’est très frustrant », regrette-t-il, alors même qu’il vient de terminer les deux cents heures d’enseignement délivrées par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) à tous les réfugiés. Un format très insuffisant, qui ne permet pas l’autonomie linguistique, mais sera doublé d’ici peu. Hassan maîtrisera vite le français courant, la volonté de fer dont il fait preuve le garantit. C’est cette force qui lui a permis d’arriver là vivant après six ans d’errance et de quête d’une patrie qui lui permettrait de vivre sa vie d’homme.

Hassan est érythréen mais a grandi à Port-Soudan, au Soudan, où il a fait tous les métiers. A 13 ans, il vendait des tickets dans les bus, avant de travailler dans un restaurant, puis de s’occuper d’un homme âgé qui l’a beaucoup aidé, raconte-t-il. Grâce à cet homme qui le « met en contact » et lui « ouvre des portes », il peut jouer au foot dans une des équipes de Port-Soudan, mais aussi passer son permis de conduire poids lourds, qu’il regrette de n’avoir pu faire valider en France, où seul son permis voiture a été reconnu.

« Je ne peux pas raconter »

Après ces années au Soudan, il est obligé de partir. Pour une raison qu’il ne peut pas encore partager : « Je ne peux pas raconter ce qui s’est passé, mais j’ai dû m’enfuir », dit-il simplement. Il tente alors l’Erythrée, pays de ses ancêtres. En 2010, il reçoit la convocation au service militaire érythréen – l’un des plus durs au monde auquel l’Etat s’autorise à ne pas donner de fin – et décide de quitter le pays pour retourner au Soudan. Il rallie Khartoum, la capitale, où il travaille une année avant de repartir, pour la Turquie cette fois, par avion. On est en mai 2011 et commence pour lui une errance de six années en quête d’une étape européenne capable de l’aider. Le Monde racontera cette odyssée vers la France, terre où il reconstruit une à une les briques de sa vie.

Sa première vraie tentative a été la Grèce, où il s’est sédentarisé quelque temps. Là-bas Hassan est arrivé bien avant la vague migratoire de 2015. « En 2011, c’était facile d’entrer, d’une simplicité enfantine », se souvient-il, racontant la traversée de la rivière Evros. Depuis, le lieu a vu l’édification, fin 2012, d’un mur de 12,5 km de long et de 3 m de haut sur plus de 180 km de long du sud de la Bulgarie à la mer Egée. Pour le meilleur aujourd’hui, à ses yeux, mais aussi pour le pire quelques années durant, le jeune homme a posé son petit baluchon en Europe.

Quand on lui demande une anecdote qui résume le mieux ses années de Grèce, il touche de son index une cicatrice qui barre son nez : « C’est la marque d’une chute survenue à cause de l’épuisement de ces années pour réussir à survivre. Je dormais sur une dalle de béton caché au fond d’une cabane. J’étais tellement harassé chaque soir par ma douzaine d’heures quotidiennes de travail qu’une nuit je suis tombé et me suis ouvert le nez sur la dalle. Le matin, je me suis réveillé baignant dans une flaque de sang et suis parti travailler au champ avec cette plaie », se souvient-il, douloureux de cette époque mais fier d’avoir surmonté l’adversité.

En Grèce aussi il travaillait la terre. Ou plutôt, il était le préposé aux traitements. « J’étais l’ouvrier clandestin qui appliquait des traitements interdits dans une grande ferme de 50 hectares, explique-t-il. J’avais appris par cœur le nom des produits car, au début, je ne parlais pas grec et je devais me débrouiller seul. » Son prédécesseur, tombé malade à force de manier ces produits très toxiques, lui avait conseillé de se protéger : « Je touchais 4 ou 5 euros par journée de 12 heures travaillées et devais acheter des gants et des masques avec ce peu d’argent qui m’était versé seulement à la fin du mois. »

Le 23 juin 2017, Hassan chez lui, à Vichy, avec Yaya (g.) et Ahmed (dr.) chez lui pour faire une petite répétition du groupe qu’ils ont créé, les Soudan Célestin Music. | Sandra Mehl pour "Le Monde"

Douloureuse, éreintante, humiliante et sans horizons, cette période a laissé beaucoup d’images difficiles dans la tête de Hassan. Parmi elles, celle des « enfants grecs qui faisaient un détour sur la route pour ne pas nous croiser de trop près et nous traitaient de négrosen s’enfuyant »… Pour toutes ces raisons, Hassan a fui dès que les premières vagues de Syriens sont arrivées et qu’il a pu se glisser dans leur flot pour continuer plus loin vers l’ouest. En dépit de cette violence, la Grèce lui a laissé le goût du travail de la terre qu’il est heureux de reprendre dans un espace biologique, sain et constructif. Hassan aime les plantes et ça n’a pas échappé à Clémentine Bouteiller. Dès leur premier rendez-vous, Hassan lui a montré les gourmands des pieds de tomate qu’il était temps de couper.

« Les nouveaux arrivants » : Hassan : « Le statut de réfugié a radicalement changé ma vie »
Durée : 03:57

Avec ce travail, Hassan s’installe enfin dans une vie normale, celle qu’il a rêvé de reconstruire depuis son départ de Port-Soudan. Un travail, l’achat d’une voiture d’occasion, la location d’une chambre en ville en sont les premières traces visibles. Et quand on lui demande comment il résumerait ses années passées, philosophe, il lâche : « J’ai eu beaucoup de chance. »

Dans sa hiérarchie du cœur aujourd’hui, il y a sa mère, qui compte le plus au monde, puis la France, tant il est heureux qu’elle lui ait apporté sa protection et le droit d’y séjourner pendant dix ans. « La France ne remplacera jamais ma mère, mais la reconnaissance de mon statut de réfugié en octobre 2016 a été l’événement le plus important depuis mon départ du Soudan en 2011. Aujourd’hui, je peux revivre », lâche-t-il, le visage grave.