Attraper des Pokémons, c’est tellement 2016. Cet été, les nouveaux trophées à la mode sont des papas gays. Ceux mis en scène par le jeu vidéo Dream Daddy qui, depuis sa sortie le 20 juillet, connaît un succès aussi considérable qu’inattendu.

Le principe : vous incarnez un père célibataire qui déménage dans un nouveau quartier, sa fille de 18 ans sous le bras. Il y fera de nombreuses rencontres, notamment d’autres pères dont il faudra conquérir le cœur. Il y a Joseph, le BCBG blond bodybuildé ; Brian, le passionné de corgis aux airs de bûcheron roudouillet ; Mat, le vendeur de café hipster ou encore Robert, le bad boy ténébreux qui va droit au but. Le tout agrémenté d’une promo rose à paillettes et à cœurs.

En quelques jours, Dream Daddy est devenu la nouvelle sensation du monde du jeu vidéo. Celle qui s’arrache à 15 euros sur la plate-forme Steam. Qui envahit les discussions sur les réseaux sociaux. Qui squatte la première place des jeux vidéo les plus cités sur Tumblr. Qui compte en quelques jours plus de 70 000 abonnés sur Twitter. Et déjà d’innombrables hommages de fans : fanarts, cosplays et même fanfictions.

Derrière ce succès, des youtubeurs influents

Un succès éphémère ? Peut-être, mais il a de quoi surprendre. Les jeux de simulation de drague, loin d’être nouveaux, restent généralement à la marge, réservés à une petite niche de joueurs. Quant à la représentation LGBT dans les jeux vidéos, elle reste rare, dans un univers encore largement composé de héros masculins, blancs et hétéros.

Alors comment expliquer un tel engouement ? Il faut pour cela d’abord comprendre les origines de Dream Daddy. Si certains se risquent à comparer son succès à celui de Undertale en 2015, leurs chances de départ n’avaient rien à voir. Si Undertale a été développé par un petit créateur indépendant, Dream Daddy est le fruit de Game Grumps, un groupe de youtubeurs jeu vidéo professionnels et influents.

Avec près de 4 millions de fidèles sur YouTube et 1,5 million sur Twitter, la chaîne publie plusieurs vidéos par jour, qui accumulent des centaines de milliers de vues. Quand elle a annoncé, le 13 juin, qu’elle s’apprêtait à sortir son premier jeu vidéo, la nouvelle a connu un grand retentissement.

« Dream Daddy » évoque aussi la complicité d’un père célibataire avec sa fille. | Dream Daddy

L’enthousiasme est monté d’un cran quand un premier teaser a été mis en ligne quelques jours plus tard, dévoilant la thématique inattendue du jeu. Fanarts et cosplays ont alors commencé à poindre sur les réseaux. Quand le 14 juillet, date annoncée de sortie du jeu, l’équipe a dû annoncer un délai afin de réparer quelques bugs, des dizaines de milliers de réactions ont suivi, dont celles de certains médias spécialisés.

C’est dans ce climat qu’est enfin sorti, quelques jours plus tard, Dream Daddy, sur lequel se sont rués les fans de Game Grumps – et les internautes happés par la vague d’enthousiasme partagée par ces derniers. Huit jours après sa sortie, le jeu cumulait plus de 100 000 ventes, performance exceptionnelle pour un jeu indépendant.

Des dialogues drôles et tendres

Les acheteurs ont découvert un « dating sim » (simulateur de drague) assez classique dans la forme : celui des « visual novels », une sorte de roman interactif imagé, qui fait la part belle aux dialogues écrits, et dans lequel le joueur doit choisir certaines répliques, en vue de conquérir l’élu de son cœur.

Dream Daddy narre avec légèreté la vie quotidienne, les barbecues entre amis, les rencontres impromptues dans les bars et aussi la relation complice et complexe d’un père avec sa fille. Pas tout à fait palpitant, mais force est de constater le soin apporté à la réalisation, notamment les dessins, mais aussi les dialogues, fins, drôles et tendres, qui donnent lieu à des scènes touchantes.

« Dream Daddy » est un « visual novel », genre où le dialogue tient une place prépondérante. | Dream Daddy

Si le genre du dating sim a plusieurs fois été détourné jusqu’à l’absurde – le surprenant Hatoful Boyfriend, dans lequel le joueur devait séduire des pigeons – Dream Daddy ne se situe pas sur ce terrain. Sans se prendre au sérieux, il n’est pas dans la parodie ou l’ironie.

« Game Grumps est une boîte californienne qui baigne dans un milieu culturel progressiste, très hétéroclite », explique Corentin Benoit-Gonin, ancien journaliste spécialisé du Journal du Geek.

« Ils font partie d’une vague de personnes qui ne veulent plus seulement voir des jeux avec des relations hétéros. Hatoful Boyfriend était dans le second degré, mais là on n’est plus dans le plaisir coupable. Ce jeu s’adresse à un public qui trouve mignon de voir deux papas barbus qui se draguent. »

Les rois de ventes Steam sont pourtant rarement des jeux focalisés sur les relations amoureuses, encore moins homosexuelles. Certains jeux progressistes récents ont été accueillis par des avalanches d’injures. « Il faut séparer les mondes du jeu indépendant et du jeu commercial traditionnel, souligne Corentin Benoit-Gonin. Le public des jeux indés est beaucoup plus souvent exposé à ce genre de discours progressiste, par rapport aux grosses productions plus classiques, qui restent dans les carcans traditionnels. Comme au cinéma ! »

La culture Tumblr essaime

Sur Tumblr, d’innombrables publications sont consacrées à « Dream Daddy ». | Capture d'écran TumblR

Le succès de Dream Daddy ne viendrait donc pas, explique-t-il, des joueurs accros aux blockbusters, mais avant tout des fans de Game Grumps qui, selon lui, « sont les youtubeurs jeux vidéo américains qui vont attirer le public le plus diversifié : filles, garçons, jeunes, vieux ». Cet enthousiasme s’est combiné à celui de la petite communauté des joueurs de dating sims.

Le jeu a également bénéficié du relais de Tumblr, un réseau social au public très progressiste, déjà favorable à Game Grumps qui y a un compte, et dont une bonne partie des membres promeuvent activement davantage de représentation LGBT dans la culture pop.

La sortie de Dream Daddy s’inscrit par ailleurs dans la tendance des « slash fictions » (histoires écrites par des fans mettant en scène des romances entre deux personnages du même sexe) et du yaoi (mangas sur des histoires d’amour homosexuelles). Jusqu’à peu lectures peu avouables, ces cultures sont désormais fièrement brandies sur Tumblr et au-delà, débordant des communautés de niche pour s’infiltrer dans la culture « mainstream ».

La série de jeux vidéo « Mass Effect » permet aux joueurs de vivre des histoires d’amour, hétérosexuelles ou homosexuelles. | Electronic Arts

Plus généralement, Dream Daddy émerge alors que les géants du divertissement se montrent de plus en plus enclins à introduire, dans leurs productions, des personnages homosexuels, même si cela reste timide. Un personnage gay a été annoncé dans la prochaine série « Star Trek », les personnages de comics Wonder Woman et Harley Quinn ont récemment été « outées » bisexuelles et même Disney a introduit un personnage gay dans le remake de La Belle et la Bête, sorti en mars.

Côté jeu vidéo, si des productions indépendantes comme Undertale mettent à mal les stéréotypes de genre et de sexualité depuis un certain temps, d’importantes franchises, comme Mass Effect, accordent, elles aussi, une place grandissante aux relations entre les personnages, et aux représentations LGBT. Dream Daddy, à défaut d’être le jeu de l’année, marque une nouvelle étape inattendue dans ce parcours.