Il est 7 h 30 et, en ce jour de juin, le soleil est déjà haut dans le ciel. Munis d’une pelle, d’une bêche ou d’une simple balayette, les habitants du secteur de Gishari, dans l’est du Rwanda, convergent vers une piste tracée au milieu d’une bananeraie. Dans le district de Rwamagana, mais également partout ailleurs dans le pays, c’est le jour de l’umuganda. Le dernier samedi de chaque mois, de 8 heures à 11 heures, chaque Rwandais doit participer au travail communautaire afin de servir la collectivité (en construisant un pont, une école, un centre de soins…) ou d’aider une personne en situation difficile.

« Le programme du jour est assez chargé, explique Marc Rushimisha, secrétaire exécutif du secteur de Gishari. Nous avons un double objectif : désherber et nettoyer complètement cette piste, puis construire une maison pour une habitante du village, veuve, dont l’habitation a été détruite lors d’une tempête. » Les actions définies lors de l’umuganda (qui signifie, en kinyarwanda, « le pilier de la maison ») sont décidées par un comité local composé d’élus mais elles doivent émaner des citoyens. Si nécessaire, les outils et les matériaux sont payés par la collectivité. « Aider une personne fragile est un critère qui est privilégié lorsque nous définissons nos objectifs, prévient Radjab Mbonyumuvunyi, maire du district de Rwamagana. Le but est de se mobiliser, de réunir toutes les énergies pour faire face à une urgence. »

Amende et opprobre

La participation au travail communautaire est obligatoire pour toute personne considérée comme apte, homme ou femme, entre 18 et 60 ans. Il existe quelques possibilités d’aménagement, comme pour les adventistes qui ne travaillent pas le samedi, mais toute absence doit être justifiée par l’envoi d’un SMS ou d’un coup de téléphone à une autorité locale. L’umuganda est inscrit dans la Constitution rwandaise et une absence non justifiée peut être sanctionnée par une amende allant de 1 000 à 5 000 francs rwandais (entre 1 et 5 euros). Mais le fait de ne pas participer au travail communautaire pourrait surtout faire passer le contrevenant pour « un lâche, ce qui est plus grave qu’une amende, prévient le maire. Il pourrait aussi se faire blâmer lors d’une réunion publique et perdre sa crédibilité ».

Plusieurs centaines de personnes s’affairent aujourd’hui autour de la construction de la maison. Peu après 8 heures, les plans de l’habitation (quatre pièces) sont tracés au sol par les architectes du district. Une demi-heure plus tard, les maçons commencent à ériger la base des murs. Ceux qui n’ont pas de compétences dans le domaine de la construction nettoient la piste ou apportent des briques en les portant sur la tête ou sur l’épaule. Une dame âgée participe elle aussi en apportant de petites bouteilles d’eau aux ouvriers.

« Je suis parti très tôt de chez moi pour participer et j’en suis très heureux, assure Théogène, 38 ans, qui multiplie les allers-retours en portant des briques. Je connais la dame que nous aidons et c’est quelqu’un de bien. C’est important d’aider les autres. On ne se sent pas à l’aise quand on sait qu’une veuve se retrouve du jour au lendemain sans maison avec ses quatre enfants. » « Nous travaillons tous ensemble dans la bonne humeur et c’est sympa, lance Emmanuel, 54 ans. L’umuganda développe les échanges entre nous »

« Mauvaises herbes »

En plus des gacaca (ces tribunaux populaires qui ont jugé près de 2 millions de personnes jusqu’en 2012) et du poids important de la religion, le travail communautaire peut être considéré comme un moyen qui a permis aux Rwandais d’apprendre à revivre ensemble après le génocide qui a fait 800 000 morts, en grande majorité tutsi, entre avril et juillet 1994. L’umuganda daterait de l’époque précoloniale. Il existait déjà sous le régime de Juvénal Habyarimana, dont l’assassinat a marqué le début des massacres.

« Mais à cette époque, le travail communautaire était l’occasion de montrer sa bonne disposition vis-à-vis du régime et il n’y avait pas que des discours bienveillants, se souvient Assumpta Mugiraneza, historienne et sociologue. Les chefs en profitaient pour exercer leur pouvoir sur ceux qu’ils n’aimaient pas. Pendant le génocide, l’umuganda a servi de prétexte pour augmenter la cadence des massacres, une sorte de compétition destinée à “couper plus de mauvaises herbes que les miliciens de la colline d’en face”. Le FPR [Front patriotique rwandais, aujourd’hui au pouvoir] avait promis de le supprimer après la fin du génocide et il l’a fait. C’est au début des années 2000 que l’umuganda a été réinstauré, très prudemment, et dans le seul but de servir la communauté. »

Pour que l’umuganda fonctionne, il faut une société structurée, organisée et très décentralisée, comme l’est le Rwanda d’aujourd’hui. Il faut aussi que tout le monde, à tous les échelons de la société, se retrousse les manches. Dans le district de Gishari et ailleurs, policiers et militaires travaillent aux côtés des villageois, des autorités locales et même d’une députée qui a fait le déplacement depuis Kigali.

Opération reboisement

« L’umuganda résulte d’une volonté politique et vise à tisser du lien social autour d’un même objectif, explique Athanasie Nyiragwaneza, élue au Parlement. Quand on travaille ensemble, on discute, on s’entraide, on s’encourage, on plaisante… Le Rwanda a connu l’enfer. Ses habitants ont décidé de changer et de reconstruire leur pays en ne comptant que sur eux-mêmes. »

Au sommet de l’Etat, Paul Kagamé participe également à l’umuganda lorsqu’il est au Rwanda. Le samedi 24 juin, le président, qui devrait être réélu à la tête du pays pour un troisième mandat, vendredi 4 août, a participé à une opération de reboisement dans une forêt située près de Kigali.

Il est 11 heures, l’umuganda se termine. Chacun range ses outils et se dirige vers la maison communale pour une longue séance d’échanges entre la population et les élus. Le bilan du jour est assez positif : la piste est totalement nettoyée et les murs de la nouvelle maison ont été dressés. « Il reste à faire la toiture, mais le maire m’a promis qu’il y aurait un umuganda spécial la semaine prochaine pour tout finir, se félicite Alivera, la future propriétaire. Je suis impatiente de passer ma première nuit dans ma nouvelle maison. Dès le lendemain, j’irai remercier tous les habitants. »