Après avoir passé quinze ans et tourné une vingtaine de films au Mexique, Luis Buñuel, né au cinéma dans le giron du surréalisme, revient en Europe au début des années 1960 et achève sa carrière en France. Entre 1964 et 1977, il lègue au cinéma hexagonal un cycle ­génial de sept films atypiques, qui ressortent en version restaurée. L’époustouflante cohésion de cette période est due au fait qu’il s’était entouré d’une troupe de ­fidèles collaborateurs, dont le ­producteur Serge Silberman et le scénariste Jean-Claude Carrière, et d’acteurs récurrents, comme Michel Piccoli, Fernando Rey, Catherine Deneuve, ou, dans des seconds rôles, Claude Piéplu, Pierre Clémenti, Delphine Seyrig et la fascinante Muni.

Cette série, dont on ne retient généralement que les extravagances narratives et les embardées oniriques, apparaît comme le tableau le plus virulent, le plus drôle et finalement le plus juste de la France des années 1970. Une France pompidolienne et giscardienne, peuplée de grands bourgeois et de leurs domestiques, d’hommes d’affaires cravatés, de notables provinciaux, de divers représentants de l’ordre – religieux, policiers ou militaires –, et dont les rapports sociaux sont déclinés avec une distance équivoque et une précision millimétrée.

Belle de Jour de Luis Buñuel : bande-annonce 2017

Une réalité délirante

Dans Le Journal d’une femme de chambre (1964), d’après Octave Mirbeau, l’arrivée d’une bonne parisienne (Jeanne Moreau) dans une vieille maison bourgeoise, au fin fond de la campagne, fait turbiner les pulsions du voisinage et cristallise la montée du fascisme ambiant. Dans Belle de jour (1967), d’après Joseph Kessel, une jeune épouse (Catherine Deneuve) rêve de se rouler dans la fange et s’essaye à la prostitution. Sa frustration conjugale ouvre sur un monde de fantasmes et de pratiques inavouables, que Buñuel s’amuse à désigner de manière oblique. Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) décrit les tentatives infructueuses de trois couples huppés pour mener à bien un simple repas, chaque fois interrompu. La table, ce lieu de convergence entre le rituel social et le plus primaire des besoins (manger), devient le théâtre d’une mondanité en vase clos, tournant sur elle-même comme un disque rayé.

A chaque fois, les logiques contrariées du rêve, du fantasme, de l’imaginaire s’invitent imperceptiblement dans le cours du récit et le font dérailler

A chaque fois, les logiques contrariées du rêve, du fantasme, de l’imaginaire s’invitent imperceptiblement dans le cours du récit et le font dérailler. Mais ce qui frappe le plus, c’est la façon dont ces rêves renvoient à une réalité encore plus délirante, celle de rapports sociaux à ce point déterminés par les conventions usuelles, les procédures de politesse ou de reconnaissance de classe, qu’ils en deviennent de purs automatismes, au milieu desquels les individus semblent téléguidés et absents à eux-mêmes. C’est à la fois furieusement drôle et un peu inquiétant.

La rétrospective donne enfin l’occasion de se pencher sur deux films moins connus du « dernier Buñuel ». Dans La Voie lactée (1969), la route de deux pèlerins vers Saint-Jacques-de-Compostelle est jalonnée de scènes mystiques, reflétant la confrontation des dogmes et hérésies de l’Eglise catholique. Enfin, l’extraordinaire Fantôme de la liberté (1974), jeu vertigineux sous forme de marabout-bout-de-ficelle, nous promène à travers des scènes délirantes où les repères ordinaires de la réalité bourgeoise sont magistralement subvertis. Deux films si émancipés des rapports de cause à effet qu’ils semblent troussés comme des recueils de nouvelles, où les images et les idées circulent librement. Deux grands éclats de rire et de révolte qui retentissent comme des coups de tonnerre.

Rétrospective Luis Buñuel, un souffle de liberté : bande-annonce

Sur le Web : www.carlottavod.com/luis-bunuel-un-souffle-de-liberte