Justin Gatlin après sa victoire au 100 m des Mondiaux de Londres, samedi 5 août. | MATTHEW CHILDS / REUTERS

Il a tout gâché. Tout sali. Pourri la fête annoncée. Les amateurs de storytelling attendaient la victoire du « gentil » contre le « méchant ». Las, ils en ont été pour leur frais. Samedi 5 août au soir, à Londres, sous les huées de la foule, Justin Gatlin est venu perturber les adieux d’Usain Bolt. A 35 ans, l’Américain, champion olympique à Athènes en 2004 et déjà sacré aux Mondiaux d’Helsinki en 2005, il y a une éternité, a privé le Jamaïcain d’une douzième couronne mondiale. Il n’y aura pas de happy end.

En 9 secondes et 92 centièmes, « papy » Gatlin, 35 ans, a devancé son compatriote Christian Coleman, de quatorze ans son cadet. Bolt, pour sa dernière finale individuelle, a pris le bronze, seul métal qui manquait à son incroyable collection. « Ce n’était pas le scénario parfait », a soupiré Sebastian Coe. Et le patron de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) d’ajouter, explicite : « Je ne suis pas ravi que quelqu’un qui a été suspendu à deux reprises reparte avec l’une des récompenses les plus prestigieuses. » Difficile de faire plus clair. M. Coe a tout de même reconnu que Gatlin « était éligible pour être ici ».

Ces dernières heures, la victoire de l’Américain a souvent été décrite comme un « désastre ». Attention, sujet hautement polémique chez les amateurs de sport. « Je n’ai pas fait attention aux sifflets, je ne me suis pas demandé si ma victoire allait être un désastre pour l’athlétisme », a assuré le nouveau champion du monde en conférence de presse.

Piqûre de rappel salutaire

Sur les réseaux sociaux, on s’indigne, comme souvent. Mais le sacre de Gatlin peut aussi être vu comme une aubaine. Car il agit — sans mauvais jeu de mots — comme une piqûre de rappel salutaire qui en dit beaucoup sur les faiblesses et les parts d’ombre de ce sport.

Gatlin n’est pas très populaire, jolie litote. Sa double suspension pour dopage lui colle encore plus à la peau que ses tatouages. Flashback et rappel des faits : le 16 juin 2001, à 19 ans seulement, il est contrôlé positif aux amphétamines, lors des Championnats juniors des Etats-Unis. Il n’écopera que d’un an de suspension, car les experts ont été convaincus par ses explications : hyperactif depuis l’enfance, Gatlin prenait des médicaments pour soigner des troubles de l’attention.

Cinq ans plus tard, en juillet 2006, son contrôle positif à la testostérone, lors des Kansas Relay, apparaît nettement plus embarrassant. D’abord sanctionné de huit ans de suspension par l’agence antidopage américaine, le sprinteur voit sa peine réduite de moitié, après un appel devant la cour d’arbitrage américaine. Gatlin a toujours incriminé son kiné, coupable selon lui de l’avoir massé avec une pommade contenant de la testostérone.

Peut-être faut-il chercher dans cette absence de mea culpa l’opprobre dont fait l’objet le natif de New York. Depuis son come-back, en 2010, après une tentative infructueuse dans le football américain, le sprinteur a offert d’autres raisons aux sceptiques de douter. Le fait qu’il ait couru, en 2015, à l’âge de 33 ans, plus vite qu’il ne l’avait jamais fait auparavant, et qu’il ait pu prétendre à renverser Bolt, lors des Mondiaux de Pékin, la même année, n’a pas amélioré son image. Tout comme l’identité de son entraîneur, Dennis Mitchell, lui aussi suspendu à la fin des années 1990 pour un contrôle positif à la testostérone — il avait prétexté des relations sexuelles (pas avec son kiné) et de trop nombreuses bières.

Plus de prudence et moins de manichéisme

Gatlin souffre d’un délit de sale gueule, et il en est grandement responsable. Mais si l’issue de la course de samedi soir suscite autant de réactions, c’est aussi en partie parce qu’elle vient perturber les amateurs d’histoires simples, voire simplistes. Un monde où il y aurait d’un côté les dopés convaincus, et de l’autre ceux qui n’ont jamais été contrôlés positifs — sauf pour les Russes, qui ont parfois tous été mis dans le même panier ces derniers temps, souligneront les esprits taquins. L’histoire de ces dernières décennies devrait peut-être inciter à plus de prudence et à moins de manichéisme.

L’image de la soirée, vendredi 5 août, à l’arrivée du 100 m. | ANTONIN THUILLIER / AFP

La diabolisation de Gatlin s’accompagne souvent, comme en un effet miroir, d’une idéalisation de Bolt. Puisqu’il y a un méchant, c’est qu’il y a un gentil. Le sport spectacle a besoin de héros qui font vendre et remplissent les stades. Sans minimiser l’apport du Jamaïcain à sa discipline, sans jeter le doute sur ses performances, il convient simplement de rappeler que son pays et d’autres — Kenya, Ethiopie… liste non exhaustive — ne sont pas des modèles de lutte antidopage. Et qu’une absence de contrôle positif, si elle est à mettre au crédit de l’athlète, n’a jamais représenté un gage absolu de probité.

La victoire de Gatlin laisse Sebastian Coe circonspect car elle n’entre pas dans le storytelling de l’IAAF, celui d’un sport sur le chemin de la rédemption. Comme le Tour de France, qui se veut presque chaque année « le Tour du renouveau », l’athlétisme veut montrer qu’il est sur la bonne voie après le séisme russe. Gatlin vainqueur, c’est le refoulé qui refait surface. Coe a beau avoir longtemps fait preuve d’une incroyable naïveté concernant la situation catastrophique en Russie, il se pose désormais en parangon d’un athlétisme propre. Et Gatlin n’a pas vraiment le CV d’une tête de gondole.

« C’est un peu dommage que les huées à mon encontre aient été plus fortes que les encouragements pour les autres », s’est plaint l’Américain, samedi. On n’ira pas forcément jusqu’à compatir. Mais les stades résonneraient bizarrement si tous les anciens dopés se faisaient huer à leur apparition, et l’on assisterait probablement à une épidémie d’extinctions de voix parmi les spectateurs.

Samedi soir, au départ de la finale du 100 m, un athlète a reçu de chaleureux applaudissements des 60 000 personnes présentes dans les tribunes du stade olympique de Londres. Le Jamaïcain Yohan Blake a pu savourer cet accueil des plus bienveillants. En 2009, il avait pourtant été suspendu trois mois par sa fédération pour un contrôle positif à la méthylxanthine, un stimulant. En athlétisme comme ailleurs, l’indignation est souvent sélective. La victoire de Justin Gatlin le montre de manière éclatante, ce n’est pas le moindre de ses mérites. La gueule de bois présente parfois plus de vertus que l’ivresse des soirées trop parfaites.