Le chef de l’opposition Raila Odinga, candidat à l’élection présidentielle, en campagne auprès de la communauté masaï à Suswa (Kenya), le 2 août. / BAZ RATNER / REUTERS

Avant d’entrer en campagne, il est allé prier. En cette chaude matinée de mai, Raila Odinga a pris le chemin de la cathédrale de Nairobi. Accompagné de ses fidèles et soutiens, debout sur les bancs de bois ciré, le leader de 72 ans a un instant fermé les yeux. Dans quelques heures, il sera officiellement désigné candidat à la présidentielle kényane. Sa quatrième tentative. Et, il le sait, sa dernière.

Mais à quels mânes se vouer ? Ceux de son père, héros de l’indépendance ? Ceux de son fils, décédé il y a deux ans et qu’il a pleuré en cette même chapelle ? Ceux de ses partisans, morts par dizaines pour son nom en trente années de vie politique ? À la sortie de l’église, Raila Odinga ne dira rien. Il a trouvé la force. De retour en campagne, Dieu comme seul confident. « Agwambo », le mystérieux, fidèle à sa légende.

Raila Amolo Odinga, chef de l’opposition kényane, affronte mardi 8 août dans les urnes le président sortant Uhuru Kenyatta. Un rendez-vous avec l’histoire, celle du pays et la sienne, auquel il n’a en vérité jamais songé renoncer. Car la politique est sa vie. Sa drogue. Un sport qui le maintient en vie. Un décathlon, dont il a pratiqué et maîtrise à la perfection chaque discipline comme peu d’autres sur le continent : élections, coalitions, manifestations, prison, exil, bain de sang, coup d’Etat. La panoplie totale d’un opposant tout-terrain.

Le « roi » des Luo

Au Kenya, « RAO » est un monument. Un slogan. Cette année, comme toujours, ses meetings ont été les plus joyeux et les plus courus du pays. On y est venu comme à la kermesse ou au spectacle, apercevoir le grand chef se déhancher en musique et sous les vivats, peaux de vaches et de léopard sur les épaules, dents d’hippopotames autour du cou, bouclier et lance sacrés bien en main. Paré pour le champ de bataille.

Sur ses terres, au bord du lac Victoria, Raila Odinga, né en 1945, « est traité comme le descendant d’une dynastie royale », relève David Anderson, professeur à l’université de Warwick (Royaume-Uni) et spécialiste du Kenya moderne. Son père, Oginga Odinga, premier vice-président du pays, fut pendant un demi-siècle le guide spirituel des Luo : ce peuple à la culture richissime, fort de 7 à 8 millions d’âmes, réparti entre le Kenya, l’Ouganda, la Tanzanie, la République démocratique du Congo (RDC) et le Soudan du Sud. « Raila a hérité du titre de “ker”, c’est-à-dire de roi, et du surnom de “Jaramogi”, référence au souverain légendaire qui aurait guidé les Luo jusqu’au Kenya il y a cinq cents ans », poursuit l’historien.

« Raila Ier », roi soleil, incarne la dignité et l’unité des Luo du Kenya. Une tribu parmi les plus importantes du pays, mais une tribu à l’honneur bafoué. Et ce depuis 1966 : à cette date, le premier président du pays, Jomo Kenyatta (1963-1978), pro-occidental et issu du groupe kikuyu, évince du pouvoir son rival Oginga Odinga, trop proche des Soviétiques.

Pour les Luo, c’est l’heure du « tumeonewa », la grande exclusion. Pour Raila Odinga, celui de l’exil. Dans les années 1960, il est expédié en sécurité faire ses classes chez les amis du patriarche en Allemagne de l’Est. Le jeune homme, né sous les tropiques, étudie alors la machinerie lourde dans les neiges de Leipzig et de Magdebourg. Voyage dans la Roumanie de Ceausescu. Et revient du vieux monde, socialiste convaincu.

Idéaliste et orgueilleux

Enseignant à l’université de Nairobi, il assiste à la montée en puissance du dictateur Daniel arap Moi (1978-2002). C’est le temps du parti unique, de la presse muselée, des rassemblements interdits, des opposants embastillés et torturés par centaines. Dans les pas de son père, Raila Odinga entre en dissidence. Mais le dauphin, surnommé « nyundo » (le marteau), est une tête brûlée qui s’entoure de supporters portant dreadlocks et barbes fournies. Parmi eux, Peter Anyang’ Nyong’o : un prof de gauche, un Luo comme lui. Les deux compères s’adorent. « On croyait tous à la possibilité de changer le Kenya, à la démocratie, à l’égalité entre toutes les tribus, à l’Etat de droit ! », sourit Nyong’o, devenu sénateur de Kisumu et toujours bras droit d’Odinga.

Mais Raila l’idéaliste est, hier comme aujourd’hui, un orgueilleux. Un impétueux. Il méprise le dictateur Mo, ce descendant de berger du Rift, ce cul-terreux aux yeux de l’aristocrate luo. En 1982, il soutient un coup d’Etat mal ficelé de l’armée de l’air… et finit en prison. En tout, il y passera près de neuf ans. Il y décroche le titre peu enviable de plus long détenu de l’histoire du pays. « En Afrique, de Mandela à Mugabe, la prison vous baptise un homme politique, philosophe Nyong’o. À sa libération, Raila était devenu un héros national. »

Des années de tôle et de dictature, Raila Odinga « a conservé une tendance au secret, commun à toute notre génération », retient Nyong’o. Mais surtout une sacrée fringale de pouvoir. Après un court exil en Norvège, l’ex-détenu se fait élire député de Nairobi et tente une première présidentielle en 1997 (il obtiendra 10 % des voix). Odinga l’opportuniste se rapproche alors d’un Moi vieillissant et pousse la compromission jusqu’à devenir le ministre de son ancien geôlier… avant de le trahir, soutenant en 2002 la candidature victorieuse du Kikuyu Mwai Kibaki à la présidentielle, en rupture avec le régime en place.

Dans sa course effrénée vers la State House, Odinga n’a donc jamais hésité à se salir les mains. En 2007, candidat pour la deuxième fois, il conteste la victoire de son adversaire Kibaki, obtenue après des fraudes massives. S’en suivent trois mois d’affrontements sanglants faisant 1 200 victimes et 600 000 déplacés. De Kisumu à Kibera, le plus grand bidonville de Nairobi, ses partisans massacrent par dizaines des Kikuyu aux cris de « No Raila no Peace ». Pourtant, Odinga échappe miraculeusement aux poursuites internationales. Pour lui, la crise se termine même plutôt bien : en 2008, il devient premier ministre d’un gouvernement de coalition nationale.

Médiateur en Côte d’Ivoire

Enfin aux manettes, l’éternel opposant ne chôme pas. Son gouvernement développe les infrastructures, lance la « Vision 2030 », censée faire du Kenya un pays de classe moyenne, engage l’armée nationale en Somalie et, surtout, préside à l’écriture de la nouvelle Constitution de 2010 : l’une des plus progressistes du continent. « Ses empreintes digitales sont partout sur ce texte, insiste l’analyste Dismas Mokua. Odinga a mené les réformes les plus importantes du Kenya moderne. Il a changé la trajectoire politique et économique de la nation. » Mais Raila Odinga ne touche pas à la corruption qui gangrène le Kenya.

Pas très étonnant, car lui-même est un businessman tout autant qu’un politique. A Kisumu, ses bonnes affaires vont de l’éthanol à la molasse, en passant par le gaz cylindré et les plantations sucrières. Sa fortune, estimée à plusieurs dizaines voire centaines de millions d’euros, en fait l’un des hommes les plus riches du pays. L’un des plus corrompus, aussi ? « Il a un bon réseau de porteurs de valises », glisse un très bon connaisseur du personnage.

Qu’importe la probité. Nouvelle époque, nouveau sobriquet : au pouvoir, Raila devient « baba », le père de la démocratie kényane. « Partout, il était vu comme un homme d’Etat, un véritable faiseur de paix », se souvient un diplomate. Au sommet de sa gloire, Odinga obtient même un rôle de médiateur dans la crise ivoirienne (2010-2011) et peut poser tout sourire à New York en compagnie de Barack Obama. « Aujourd’hui encore, son influence va bien au-delà du Kenya. Il tutoie les présidents tanzanien Magufuli ou ivoirien Ouattara, ainsi qu’une flopée de dirigeants nigérians ou sud-africains », rappelle notre source.

Mais les enfants de « baba » sont ingrats. En 2013, Odinga est de nouveau battu à la présidentielle, cette fois-ci par Uhuru Kenyatta, descendant de la famille rivale. L’humiliation de trop : Odinga se mue alors en opposant systématique, cabot et parfois inquiétant.

Discours teintés de haine

Pour cette dernière campagne, l’ex-socialiste généreux, converti sur le tard à l’évangélisme radical, s’est rêvé en « Josué » guidant les Kényans vers « Canaan » et la terre promise. Il a promis qu’en quatre-vingt-dix jours, « les enfants auront l’éducation, les malades la santé et tout le monde la sécurité ». A traité ses adversaires kikuyu de « nuisibles ». Et a prononcé des discours teintés de haine.

Une stratégie populiste mais payante : les sondages donnent Odinga, à la tête de sa Super Alliance nationale (NASA), au coude-à-coude avec Uhuru Kenyatta et son parti Jubilee. Lui croit en ses chances, coûte que coûte. « J’ai été volé deux fois. Cette fois, c’est fini ! », répète le leader de l’opposition à longueur d’interviews. Prêt à un remake de 2007 ? « Il peut en tout cas mettre le pays à feu et à sang s’il le décide », frissonne un observateur.

Mais ses forces le porteront-elles encore en haut de la barricade ? Car c’est un fait : Odinga a vieilli. Il marche lourdement. Parle doucement. Ne finit pas ses phrases. Bafouille. Confond. Oublie. Début juillet, un malaise présenté comme « sans gravité » l’a conduit de longues heures à l’hôpital. Le trublion est devenu « mzee » : un homme âgé qu’on respecte mais qu’on n’écoute déjà plus qu’à moitié.

Une victoire du grognard du Kenya, obtenue après trente années de cavalcade politique, provoquerait un véritable séisme dans la démocratie kényane. Mais sa défaite clôturerait brutalement une époque. Et inaugurerait le début d’une sombre fin de règne.

Pas de successeur

Car le panache blanc des Odinga a fané. Et la dynastie est sans successeur. Sa fille, Rosemary, tentée par la politique, est atteinte d’une tumeur au cerveau. Et ses alliés du jour de la NASA, qui ont refusé des mois durant de plier le genou et de le reconnaître comme candidat, « Raila Ier » les méprise. Les toise de sa moue royale. « Sa retraite laisserait l’opposition kényane dans un vide destructeur. Il n’a formé personne pour prendre le relais. C’est l’aspect le plus décevant de son héritage », estime Nic Cheeseman, chercheur à Oxford.

Comme un hommage déjà posthume, un quartier de Kibera porte déjà son prénom. Mais le vétéran n’a pas dit son dernier mot. Car noblesse oblige, les rois Odinga s’éteignent à un âge avancé. « Il n’est pas impossible qu’il soit de nouveau candidat aux prochaines élections, croit Nic Cheeseman. En Afrique, les opposants comme les dirigeants ne prennent facilement pas leur retraite. » Il est vrai qu’Odinga dispose d’un dernier surnom : « Tinga », le tracteur. L’infatigable.