L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Si l’on dessinait une carte de France à l’aide des films qui y sont tournés, elle serait aussi incomplète qu’un planisphère du XVIe siècle. Non seulement on ne tourne pas partout mais, surtout, le cinéma français ignore des pans entiers du présent et du passé. Une vie violente s’engage avec courage et énergie sur l’un de ces territoires inexplorés (sinon sur le registre de la comédie), la violence politique et criminelle en Corse. Le metteur en scène et scénariste (avec Guillaume Bréaud) Thierry de Peretti est animé par des souvenirs furieux auxquels il veut donner une forme et un sens.

A rebours de ce que l’on aurait pu attendre – une imitation des modèles américains, via la tradition sicilienne (voir Le Parrain ou Les Affranchis) –, le réalisateur met en scène une tragédie intime, qui fait se heurter jusqu’à la mort les idées et les convoitises, la répétition de l’histoire et l’aspiration au changement. Le résultat est un film parfois qui déconcerte, exige beaucoup (entre autres une attention sans faille) du spectateur, pour arriver à ses fins : la lucidité et la compassion.

L’une des premières images du film est empruntée à la télévision : on y voit Kurt Cobain parler de son travail. Devant l’image du musicien mort, il y a Stéphane (Jean Michelangeli), étudiant bastiais inscrit à Aix-en-Provence en sciences politiques, un garçon dont l’aspect – mise négligée, chevelure en désordre, lunettes – ne dément ni le cursus ni les goûts musicaux, un jeune Occidental ordinaire de la fin du XXe siècle.

A la banalité de ce personnage, cette ouverture oppose une séquence d’une cruauté exorbitante : dans un verger, au vu et au su de travailleurs agricoles, un groupe d’hommes met à mort deux inconnus, criblés de balles, consumés à l’intérieur de leur voiture.

Polyphonie

Filmé de loin, comme le seront tous les actes de violence du film, ce crime est d’abord indéchiffrable. Patiemment, minutieusement, Thierry de Peretti en assemble les éléments disparates et pourtant indissociables.

En suivant les pas de Stéphane, on passe de la complicité amicale (le jeune homme tombe une première fois pour avoir accepté de cacher des armes) à l’éducation politique, à l’apprentissage de la « lutte armée » qui prend très vite l’allure d’une entreprise systématique d’extorsion de fonds, et au cycle de la vengeance entre factions rivales, dont on ne sait bientôt plus ce qui les divise, divergences politiques, rivalités de pouvoir ou d’argent.

Plutôt que de démêler ces fils, le metteur en scène préfère filmer leur enchevêtrement à travers de longues séquences dialoguées – ce sont elles dont il ne faut manquer aucun mot, aussi insignifiant qu’il paraisse. Ce sont ceux des voyous qui menacent et se vantent et ceux des idéologues qui mettent l’histoire de leur pays au service de leurs actes, et l’on s’apercevra bientôt que ceux qui les prononcent sont souvent les mêmes, tels des comédiens qui changeraient de rôle en pleine représentation.

Cette polyphonie, qui ne laisse que peu de place à l’introspection, exige des acteurs une réelle abnégation, puisque les personnages ne sont définis que par ce discours public et, pourtant, à la fin d’Une vie violente, on a l’impression de connaître chacun d’entre eux.

Un film qui sonde les abîmes

Stéphane a rejoint un groupe armé qui se réclame du marxisme et de l’histoire des luttes anticoloniales. On voit les militants cheminer sous les oliviers en dissertant comme on le fait autour de la Méditerranée depuis des millénaires. Une vie violente force à écouter ce discours avec respect, tout en mettant clairement en évidence le fossé qui le sépare de la réalité des actes – plus le film avance, moins il est facile de distinguer l’action politique de la routine du crime organisé.

En mai, à Cannes, où le film de Thierry de Peretti a été présenté à la Semaine de la critique, plusieurs longs-métrages, d’Okja, de Bong Joon-ho, à Jeannette, de Bruno Dumont, en passant par 120 battements par minute, de Robin Campillo, réfléchissaient à la violence politique, au rapport entre les mots et les actes. Parmi ceux-ci, Une vie violente se distingue par sa dimension tragique, par sa volonté de ne rien laisser échapper des causes et des conséquences.

L’une des séquences les plus remarquables du film montre un groupe de femmes attablées dans un jardin. Parmi elles, Jeanne (Marie-Pierre Nouveau), la mère de Stéphane. Elles passent sans gêne de la déploration au sarcasme en parlant du sort de leurs hommes, de leurs frères, de leurs fils.

C’est à la fois la représentation de l’impact de la violence sur le reste de la société et la perpétuation d’une tradition ancienne, tout comme la vendetta dans laquelle le groupe de Stéphane s’est emprisonné relève d’une réalité politico-criminelle contemporaine et d’une « règle » (c’est un mot qui revient dans la bouche de ces femmes) venue du passé. Ce n’est qu’un déjeuner ordinaire, c’est la scansion d’un chœur antique, c’est l’essence de ce film qui sonde les abîmes.

Film français de Thierry de Peretti. Avec Jean Michelangeli, Henry-Noël Tabary, Dominique Colombani (1 h 47).