Le petit crâne de singe décrit dans « Nature » le 9 août 2017. / Nengo et al./Nature

La scène se passe en 2014 sur le site de Napudet, au Kenya, non loin du lac Turkana. Une région désertique où se battent les cailloux et affleurent les fossiles. John Ekusi a l’œil pour ce genre de pierres et il en a repéré une qui émerge du sol et qu’il prend tout d’abord pour une tête de fémur. Mais la chose s’avère un peu trop volumineuse. Dans le doute, il fait venir Isaiah Nengo, paléoanthropologue au De Anza College (Californie), qui se trouve à quelques dizaines de mètres de là. Un coup de brosse et la vérité apparaît : c’est, gros comme un citron, un crâne de jeune primate, presque complet.

Son analyse a pris trois ans et elle a été publiée, mercredi 9 août, par Nature. La paléoanthropologue Brenda Benefit (université d’Etat du Nouveau-Mexique), qui commente la découverte dans le même numéro de la revue britannique, ne cache pas son ravissement et se permet même la première personne du singulier : il s’agit de « la découverte d’un fossile extrêmement rare, dont je n’ai jamais pensé qu’elle serait faite au cours de mon existence ». D’ordinaire, dans des terrains de 13 millions d’années comme celui de Napudet, les chercheurs sautent de joie quand ils découvrent une dent ou un fragment de mandibule...

Une époque-charnière de buissonnement d’hominoïdes

Pour comprendre pourquoi, il faut retourner à l’époque où ce petit singe vivait. La région n’était alors pas un désert mais « une forêt de type équatorial dense, explique Paul Tafforeau, co-auteur de l’étude et paléoanthropologue à l’Installation européenne de rayonnement synchrotron (ESRF, Grenoble). Ce genre de forêt se prête mal à la fossilisation : le sol est souvent très acide et les os, s’ils ne sont pas enterrés rapidement, disparaissent en peu d’années. Il est donc exceptionnel d’avoir un crâne complet de cette époque. » En fait, aucun n’a jamais été retrouvé pour la période en question, alors même qu’elle a été le théâtre d’une importante diversification des espèces de grands singes, dont les descendants actuels sont les gibbons, les orangs-outans, les gorilles, les chimpanzés et... les humains.

Tout l’enjeu de l’étude de ce crâne était donc de le placer dans le buissonnement d’hominoïdes qui se produit à cette époque-charnière. Même s’il a été un peu écrasé, déformé et brisé par endroits – les dents de lait de ce juvénile ont ainsi été cassées –, le fossile est en bon état. Mais peu de caractères intéressants sont visibles de l’extérieur. Ceux qui permettent de dire à quelle espèce appartenait ce spécimen sont cachés au sein de la pierre. D’où le recours au synchrotron de l’ESRF, dont le faisceau extrêmement brillant de rayons X permet, comme un super-scanner, de voir au cœur de la matière et de réaliser des images en trois dimensions d’une exceptionnelle précision.

Dans le crâne d'un singe de 13 millions d'années
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« L’oreille interne d’un grand singe classique »

Ont ainsi été scrutés l’oreille interne et les germes des dents définitives, enfouis dans la mâchoire fossile. « La taille et la forme du crâne faisaient beaucoup penser à un jeune de gibbon et on se demandait si on n’avait pas trouvé l’ancêtre des gibbons, qui reste un grand mystère. J’étais d’ailleurs un des fervents partisans de cette hypothèse », reconnaît Paul Tafforeau. Mais ce n’était qu’une ressemblance superficielle comme l’a notamment montré l’étude de l’oreille interne. Celle-ci comporte en effet trois canaux semi-circulaires, trois tubes tordus dotés de cellules ciliées qui, en détectant les mouvements de la tête, sont le siège de l’équilibre. « Chez les gibbons, qui font des mouvements rapides et complexes lorsqu’ils se balancent de branche en branche et des bonds de plusieurs mètres dans les arbres, comme des Tarzan sans lianes, ces canaux sont très développés, explique le chercheur français. Mais notre petit primate a l’oreille interne typique d’un grand singe classique » et il n’était donc pas du tout capable de se mouvoir avec l’aisance et l’agilité des gibbons.

Pour disposer leur spécimen dans la famille des grands singes, les auteurs de l’étude ont répertorié de nombreux caractères et confié le tout à des algorithmes mathématiques qui construisent des sortes d’arbres généalogiques. Ces systèmes privilégient les hypothèses les plus parcimonieuses, celles qui exigent de faire le moins de changements possibles, le moins de sauts évolutifs. Au terme de cette démarche, l’individu découvert à Napudet s’est retrouvé rangé dans le genre Nyanzapithecus, une branche de grands singes complètement éteinte mais très proche de celle qui a donné naissance à l’homme. Il est donc probable qu’il était « cousin » de l’ancêtre commun des grands singes actuels, lequel devait vivre à l’époque en Afrique. Paul Tafforeau préfère, par prudence, rester évasif et dire que, dans l’arbre des hominoïdes, cet animal « est tout près du tronc ». Selon l’étude, le spécimen appartient à une espèce inconnue jusqu’à présent, qui a été baptisée Nyanzapithecus alesi, le mot « ales » signifiant « ancêtre » en langue turkana...

Mort à seize mois

Grâce à l’extrême précision des données fournies par le synchrotron, les scientifiques ont aussi pu déterminer l’âge exact de l’animal au moment de sa mort, en étudiant ses stries dentaires. En effet, à chaque jour qui passe, une nouvelle et infime couche d’émail et de dentine est observée. Les chercheurs ont donc repéré la strie marquant le jour de la venue au monde de l’individu – une trace caractéristique due au stress de la naissance – et compté toutes celles qui ont suivi. Le singe n’avait que seize mois lorsqu’il est passé de vie à trépas, « un résultat important, explique Paul Tafforeau, car il permet de faire des comparaisons avec les primates actuels au même âge ».

L’apport du synchrotron ne s’arrête pas là. Car si l’encéphale n’a évidemment pas été conservé, il a, sur les parois internes de la boîte crânienne, laissé... son empreinte. Elle permettra de déterminer l’organisation du cerveau et de donner par exemple des informations sur l’importance de la vision chez l’animal ou sur ses capacités locomotrices. D’autres études suivront donc celle de Nature. Treize millions d’années après sa mort, le petit grand singe de Napudet commence seulement à raconter son histoire.