Une supportrice du leader de l’opposition Raila Odinga brandit pancarte pendant que d’autres manifestent dans une rue d’Humura , quartier de Nairobi, au Kenya. / THOMAS MUKOYA / REUTERS

En apparence, tout va mal au Kenya. L’opposition conteste avec véhémence les résultats provisoires divulgués par la commission électorale (IEBC) qui donne le président sortant Uhuru Kenyatta largement vainqueur du scrutin. Dans une conférence de presse, organisée jeudi 10 août, elle a continué à dénoncer des fraudes massives et exigé que son leader, Raila Odinga, soit déclaré vainqueur de l’élection et investi cinquième président du pays.

La déclaration a poussé dans les rues des milliers de Kényans enthousiastes, fêtant la victoire autoproclamée de leur champion. Le tout alors que des premiers affrontements avec la police auraient déjà fait quatre morts ces derniers jours, entre pneus brûlés, rues saccagées, supporters menaçants et policiers en armes prêts à répondre et à charger.

Pour de nombreux observateurs, tout cela commence furieusement à ressembler au scénario du pire : celui d’il y a 10 ans. Dans un Kenya toujours traumatisé par les violences post-électorales de 2007-2008, qui avaient fait 1 200 morts et 600 000 déplacés, chacun craint un retour des massacres ethniques. Et beaucoup les croient déjà revenus.

Plus de rivalités entre tribus Kikuyu et Kalenjin

Il ne faut bien entendu rien exclure. Un déchaînement massif de violence est toujours possible. Mais au-delà des images diffusées en boucle par les chaînes d’information internationales, qu’en est-il réellement ? La sanglante pièce de 2007 est-elle vraiment en train d’être rejouée sur la scène du Kenya ? Ce pays de 48 millions d’habitants, parmi les plus développés du continent, s’apprête-t-il à se transformer en une gigantesque marre de sang ? Alors que des résultats officiels pourraient être annoncés sous peu, il est permis d’en douter. Et ce pour au moins quatre raisons.

Premièrement, parce que le « scénario 2007 » n’existe plus en l’état. En effet, l’immense majorité des violences avaient alors opposé les tribus Kikuyu et Kalenjin dans la vallée du Rift, où périrent les deux tiers des victimes des affrontements. Et c’est leur lutte à mort qui faillit alors faire exploser le pays. Or, ces deux groupes ethniques sont aujourd’hui rassemblés au sein du parti Jubilee, mené par Uhuru Kenyatta (lui-même Kikuyu) et son vice-président William Ruto (leader des Kalenjins). Aucune violence n’a pour l’instant été rapportée entre les deux communautés. Pour le moment, la comparaison avec 2007 n’a donc tout simplement aucun sens.

Deuxième raison : la crédibilité du scrutin. En 2007, le président sortant, Mwai Kibaki, avait alors « volé » sa victoire à Raila Odinga grâce à un bidouillage massif et avéré des résultats. Il n’en est a priori rien cette année : malgré quelques soucis logistiques, l’ensemble des observateurs internationaux (dont l’Union Européenne et l’Union Africaine) ont salué la bonne tenue des élections de mardi et les accusations extravagantes de l’opposition, lancées sans preuves (sinon de mystérieuses « sources confidentielles au sein de la commission électorales ») ne rencontrent aujourd’hui qu’un faible écho auprès de l’écrasante majorité des Kényans.

Troubles ultra-localisés

Pour l’instant, il est donc peu probable que le pays entre en éruption et que des violences éclatent aux quatre coins du pays, à l’image de 2007. Les troubles de ces derniers jours demeurent d’ailleurs ultra-localisés, cantonnés en majorité à une poignée de quartiers Luos (l’ethnie d’Odinga) dans la ville de Kisumu (ouest) et dans les bidonvilles de Nairobi. Dans tout le reste du pays, la situation est calme. La vie suit son court.

Troisièmement, il existe des forces à l’œuvre pour « retenir » Odinga et l’empêcher de déclencher des émeutes. Car « Raila » n’est pas seul maître de l’opposition. Officiellement, il n’est d’ailleurs que le « porte-drapeau » de la coalition Super Alliance Nationale (NASA) rassemblant une dizaine de partis et dirigée par un « pentagone » hétéroclite de cinq leaders, tels Musalia Mudavadi (son directeur de campagne) ou Kalonzo Musyoka (son colistier). Ces derniers, de 10 à 20 ans moins âgés qu’Odinga et issus de tribus différentes, se rêvent un destin politique bien au-delà de 2017 et n’ont pas intérêt à voir le Kenya sombrer dans le chaos. « Au sein de l’opposition, on peut déjà discerner en arrière-plan déjà de grosses dissensions sur la marche à suivre », confiait jeudi une observatrice avisée de la politique kényane.

Autre garde-fou : les élus de terrain. Le scrutin de mardi était en effet une élection générale : les Kényans élisaient leur président, mais aussi leurs parlementaires, gouverneurs de comtés et représentant aux assemblées locales. Autant d’heureux élus, venant tout juste de remporter à la force du poignet des postes prestigieux après des mois de bataille acharnée (et des millions d’euros dépensés). Au sein de l’opposition, eux non plus n’ont pas intérêt à renverser la table.

Odinga, « le mystérieux »

Enfin, il y a la psychologie compliquée de Raila Odinga. A 72 ans, « Agwambo », « le mystérieux », comme on le surnomme, mène sa quatrième et dernière présidentielle. Et la défaite à venir semble l’atteindre jusque dans sa chaire. La mine sombre et les yeux rougis, le vieux leader n’a pas pris la parole lors du point presse de jeudi – lui qui pourtant ne refuse d’ordinaire jamais un micro tendu.

Mais Odinga est-il vraiment un jusqu’au-boutiste ? Souhaite-t-il sortir de l’histoire avec du sang sur les mains ? Beaucoup en doutent. « Autant il désire le pouvoir depuis des décennies. Autant il est aussi préoccupé par son pays et son héritage », veut croire Nic Cheeseman, expert de la politique kényane. Pour l’instant, Odinga appelle ses partisans au calme. « Tout cela, au final, pourrait n’être qu’un un baroud d’honneur », croit un diplomate en poste à Nairobi, bon connaisseur du personnage. Un dernier tour de piste pour cet acteur hors-norme, qui pourrait faire au passage faire de nombreuses victimes.