Antonio Manzini. / DR

Antonio Manzini ne sait pas vraiment ce qui lui arrive. Il semble perdu dans ce palace de la rive gauche parisienne où sa maison d’édition a fixé notre rendez-vous. A 52 ans, le créateur de Rocco Schiavone, policier romain taciturne, un peu ripou, hanté par la mort de sa femme et transféré pour raisons disciplinaires dans le Val d’Aoste, est à Paris pour présenter la traduction du troisième volet de ses aventures : Maudit printemps (traduit de l’italien par Samuel Sfez, Denoël, « Sueurs froides », 304 p., 21,90 €). En sirotant un déca, il revient sur la genèse de son (anti)héros, le rôle social du polar et livre ses inquiétudes sur la situation de son pays.

Vous êtes scénariste, acteur… comment êtes vous venu à l’écriture de polars ?

Je ne sais pas, sincèrement je ne m’en rappelle pas... Je voulais raconter un aspect du pays et c’était plus simple de le faire à travers les yeux d’un policier. Mais la machinerie du policer était la plus ennuyeuse même si elle est essentielle. J’ai écrit deux livres avant [non traduits] qui étaient tous deux des romans noirs.

Comment est né Rocco Schiavone?

Un peu comme Frankenstein, morceau après morceau. La première version était pire, c’était un policier horrible, méchant, un bandit... Puis je l’ai retravaillé et changé. Le personnage est apparu d’un seul coup, comme une épiphanie. Il était peut être toujorus là sans que je le sache...

Comment le définiriez-vous ?

Il a sa propre éthique qui n’a rien à voir avec celle que devrait avoir un policier. Fondamentalement c’est une personne, pas un héros. Il est humain. Il est plein de défauts, de zones d’ombre, de contradictions. Il a grandi dans un milieu pauvre et tous ses amis sont délinquants. Il était dans l’illégalité avant d’étudier et de devenir policier. Il attaque rarement des gens faibles. Il a un sens de la justice, ce qui est différent de la loi. Il ne se cache pas, et se fait beaucoup d’ennemis en disant ce qu’il pense. Ce n’est pas un policier exemplaire.

Y-avez-vous mis des éléments autobiographiques ?

Les emmerdements! (Rires).

Quelles sont les raisons du succès de vos livres?

Je ne sais pas. Je n’ai pas compris mon succès. Je voudrais bien comprendre! Peut être que ce personnage un peu salaud, plein de défauts, en quête de justice sociale, entre dans le coeur des lecteurs parce qu’ils se reconnaissent en lui.

Qui sont vos modèles dans le polar?

Je ne lis pas beaucoup de polars... J’aime Jean-Claude Izzo, Georges Simenon, Manuel Vazquez Montalban... Simenon est l’un des plus grands auteurs européens... En le lisant , j’ai appris à raconter un personnage en trois phrases. Izzo était dans le desespoir. C’est magnifique. Et Montalban, c’était une politique poétique. C’est merveilleux.

En revanche je ne lis pas les auteurs scandinaves. A part Arnaldur Indridason. Avec lui, je ressens l’Islande.

Les femmes ont un rôle central dans vos œuvres. Elles sont à la fois victimes et les personnes les plus intelligentes, comme le personnage de la policière, Catarina. Comment vous expliquez cette contradiction?

Le monde de Rocco Schiavone est un monde féminin, c’est son monde de référence, qui tourne autour de sa femme disparue. La présence la plus forte est donc une absence. C’est un homme qui évite les rapports sérieux avec les femmes. Il se contente de relations superficielles. Parce qu’il est encore amoureux de sa femme et aussi parce qu’il est un peu lâche, comme tous les hommes. Il se cache derrière l’absence de sa femme et cherche les femmes les plus faibles, celles qui ne le blesseront pas.

Dans les trois livres traduits en français, vous abordez des problèmes sociétaux (violences faites aux femmes, mafia, corruption). Les intrigues sont de plus en plus sombres et gagnent en gravité. Pourquoi ?

Je me suis rendu compte - tout comme mon personnage - livre après livre, qu’il y a de moins en moins de raisons de plaisanter. Que mon pays est en crise. Pas seulement économique mais en crise de valeurs. C’est un moment historique très dangereux. Cela se reflète dans mes livres. Il y a deux personnages, Deruta et D’Intino, que j’ai toujours imaginé en bouffons shakespeariens. Dans les tragédies de Shakespeare, il y a toujours des bouffons au début de l’intrigue. Mais à mesure que l’on avance, ils disparaissent. C’est ce qui arrive à Deruta et D’Intino mais aussi à Schiavone. Comme si l’ombre finissait par dominer la lumière.

Le roman a-t-il un rôle politique à jouer?

Non, je ne crois pas. Je ne crois pas en litterature didactique ou à l’intervention politique du roman.

Chaque pays a une identité de polar : social en France, axé sur la mémoire en Espagne… Quelle est l’identité du polar italien ?

C’est raconter un pays parcellisé, divisé et très complexe. La litterature policière italienne est divisée par région. Que l’on parle du Val d’Aoste ou de la Sicile, de Rome ou de Trieste, on retombe toujours sur le même problème : la profonde crise sociale que traverse l’Italie. C’est ce qui fait naître les mouvements populistes, qui renforce la droite la plus extrême et lui permet de revenir au premier plan.

Sa spécificité est aussi la présence de l’humour comme support des intrigues. Peut-on dresser un parralèle avec la comédie italienne des années 1960-1970 où, grâce à l’humour, les films véhiculaient un message social?

Je n’y avais jamais pensé. Mais c’est vrai ce que vous dites. La comédie italienne racontait une société en mutation et les signes de ce changement. A la différence près qu’aujourd’hui les auteurs de polars surlignent les failles de la société. C’est pour ça qu’à l’époque c’étaient des comédies et qu’aujourd’hui ce sont des policiers. Dans les années 1960, il y avait de l’optimisme, la volonté de reconstruire un pays, une envie de futur. Aujourd’hui il y a de la colère et de la peur.