Photos d’Azah Levis Gob tirées de l’album familial. Sa mère le décrit comme « respectueux » et « toujours prêt à aider aux champs ». Son père est décédé en août 2016, « de chagrin », estime la veuve. / Josiane Kouagheu

Regina Ake tient, entre ses mains tremblantes, une photographie aux extrémités mangées par la moisissure. On y voit son « innocent garçon », Azah Levis Gob, souriant devant l’objectif. Elle a eu beau promettre à son fils de ne plus pleurer et de bien s’alimenter pour récupérer les kilos perdus, elle ne retient pas les larmes qui perlent sur ses joues. « Mon enfant a été condamné à dix ans ! Il est en prison et moi, je ne vais pas bien », sanglote-t-elle.

Le 2 novembre 2016, trois amis lycéens, Afuh Nivelle Nfor, Azah Levis Gob et Fomusoh Ivo Feh, écopaient d’une peine de dix ans de prison ferme prononcée par le tribunal militaire de Yaoundé, au Cameroun, pour « non-dénonciation d’actes terroristes ». Leur tort ? Avoir partagé par SMS une blague sur le groupe islamiste nigérian Boko Haram, qui ne cesse de commettre des attentats dans le nord du Cameroun.

Tout commence en décembre 2014. Azah Levis Gob reçoit d’un ami le SMS suivant, en anglais :

« Boko Haram recrute des jeunes de 14 ans et plus. Conditions de recrutement : avoir validé quatre matières et la religion au baccalauréat. »

La plaisanterie le « fait rire ». Le jeune homme, tout juste bachelier à l’époque, transfère le SMS à son ami Fomusoh Ivo Feh, qui le fait suivre à son tour à Afuh Nivelle Nfor, alors élève en classe de première au lycée bilingue de Deido, à Douala. Le SMS est découvert par l’un de ses enseignants, qui alerte aussitôt la police. Les trois élèves sont immédiatement arrêtés et écroués à la prison centrale de Yaoundé. Condamnés à dix ans de prison en première instance, ils ont fait appel.

« Son emprisonnement a tué son père »

A Kotto-Up, village anglophone à 60 km de Douala, la capitale économique, Regina Ake et Judith Foh Ngah, la mère d’Afuh Nivelle Nfor, sont inconsolables. Depuis l’arrestation et la condamnation de leurs fils, ces agricultrices pleurent « nuit et jour ». Regina Ake, foulard noué sur la tête et yeux rougis par les larmes, raconte :

« Vous pouvez vous renseigner chez n’importe lequel de nos voisins. Mon fils est un jeune respectueux. Il m’accompagnait au champ et m’aidait durant ses vacances. Il était tout pour nous. Son emprisonnement a tué son père. Il est mort de chagrin en août 2016. Levis était son bras droit. Il devrait être à l’université aujourd’hui. »

Près d’elle, Judith, le regard perdu, tripote sans les regarder les touches de son téléphone portable. Elle se dit prête à donner sa vie comme « garantie » pour prouver l’innocence de son fils :

« Après leur arrestation, la police a fouillé nos maisons. Rien n’a été trouvé. Ils sont même allés voir les compagnies de téléphonie pour remonter à l’origine du SMS. Rien. Mon fils blaguait seulement. Le SMS était amusant et comme tout jeune, ils ont voulu le partager entre amis, pour rire. »

A Kotto-Up, Régina Ake (à droite) et Judith Foh Ngah pleurent nuit et jour la condamnation de leurs fils. Elle se sont lourdement endettées pour payer les avocats. / JOSIANE KOUAGHEU / LE MONDE

Amnesty International a dénoncé cette condamnation et invité les autorités camerounaises à libérer les trois jeunes. Plus de 300 000 signatures à travers le monde, parmi lesquelles celles du footballeur camerounais Patrick Mboma et du milliardaire britannique Richard Branson, ont été récoltées pour demander au président Paul Biya de relâcher ces plaisantins. En vain !

« Nous estimons que Fomusoh Ivo et ses deux amis n’auraient jamais dû être arrêtés pour avoir envoyé un texte sarcastique sur Boko Haram. Ils exerçaient simplement leur droit à la liberté d’expression. Ivo et ses amis devraient être libérés immédiatement et inconditionnellement », estime Ilaria Allegrozzi, chercheuse pour Amnesty International.

Accusations de tortures

Dans son dernier rapport publié le 20 juillet et intitulé « Chambres de torture secrètes au Cameroun », l’organisation de défense des droits de l’homme se désole que « le recours à la torture par des agents de l’Etat dans le cadre de la lutte contre Boko Haram soit aujourd’hui (…) banalisé, et ce en toute impunité ».

Selon elle, après leur arrestation, Nivelle, Levis et Fomusoh ont été « maintenus en détention avec les jambes entravées au niveau des chevilles » pendant quatre mois. Les « entraves » n’ont été retirées que lorsque leurs avocats ont déposé une demande auprès du juge d’instruction.

Des accusations de torture balayées d’un revers de la main par le ministre de la communication et porte-parole du gouvernement camerounais. « Aucune exaction, de quelque nature que ce soit, n’est tolérée au sein de nos propres forces de défense et de sécurité dans les différentes actions qu’elles mènent au plan opérationnel », a déclaré Issa Tchiroma Bakary au cours d’un point presse.

Pour les avocats des jeunes élèves, si le SMS « amusant » avait « réellement » un lien avec la secte islamiste, il aurait été accompagné d’un numéro de téléphone des potentiels recruteurs de Boko Haram. « Ce n’était pas le cas. Le tribunal militaire n’a pas été juste dans sa décision et c’est pourquoi nous avons fait appel, précise l’un de leurs défenseurs, Me Boniface Mbandam. Nous voulons que la Cour d’appel réexamine l’affaire en partant de zéro. »

« De simples enfants »

« Cette sentence ne se justifie pas sur le plan légal, car il a été clairement démontré que le SMS a été échangé dans un cadre amical, sans lien avec une organisation étrangère ou terroriste, renchérit l’avocate Victorine Chantal Edzengte Modo. Ces enfants ont déjà perdu trois années de leur vie, de leurs études. Ils sont psychologiquement touchés. »

Mis au programme le 16 mars, le procès en appel ne s’est toujours pas ouvert. Il a été à chaque fois renvoyé pour « prestation de serment des assesseurs ». La prochaine audience est prévue jeudi 17 août.

Assises à l’ombre d’un arbre, Regina Ake et Judith Foh organisent leur prochaine visite à la prison centrale. « J’ai déjà vendu ma récolte d’ignames pour soigner les problèmes d’yeux et le paludisme de Levis. J’ai un prêt de plus de 500 000 francs CFA [762 euros] à rembourser. Je n’ai plus d’argent », confie Regina. Avant qu’Amnesty International ne prenne en charge les honoraires des avocats, toutes deux se sont endettées pour payer les premières prestations.

A Kotto-Up, Jean Atah, un notable du village, « prie » pour la libération des jeunes. « Leurs mamans ont perdu la joie de vivre, souffle-t-il. C’étaient des enfants. De simples enfants qui se comportaient comme des enfants. Ils n’ont rien à voir avec Boko Haram. »