Le président angolais, José Eduardo dos Santos, à Luanda, en 2012. / Siphiwe Sibeko / REUTERS

Il était le « camarade numéro un ». José Eduardo dos Santos a présidé pendant trente-huit ans à la fois son pays, l’Angola, et son parti, le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), anciennement d’inspiration marxiste-léniniste, sorti victorieux d’une longue guerre civile, de 1975 à 2002.

A 74 ans, il a décidé de ne pas se représenter à la présidence, mais gardera la direction du parti. Le 23 août, dans un contexte de crise économique, les Angolais devront désigner son successeur. Lui a déjà choisi son dauphin : l’actuel ministre de la défense, Joao Lourenço.

Professeur de politiques comparées à Oxford et auteur d’un livre de référence sur l’Angola, Magnificent and Beggar Land : Angola since the Civil War (Hurst, mars 2015, non traduit), Ricardo Soares de Oliveira décrypte les enjeux de cette élection.

Comment se sont organisés le départ et la succession de José Eduardo dos Santos ?

Ricardo Soares de Oliveira L’idée de trouver une alternative au président José Eduardo dos Santos existe depuis vingt ans. A la fin des années 1990, dos Santos avait dit qu’il était fatigué et qu’il songeait à prendre sa retraite. Il l’avait répété au sortir de la guerre civile, en 2002. C’était en fait une manière d’identifier les ambitieux qui ont fait l’erreur de se dire prêts à lui succéder. Ce fut le cas de Joao Lourenço, alors secrétaire général du MPLA. Dos Santos l’a du coup écarté durant neuf ans.

Lourenço n’était pas le choix premier du chef de l’Etat pour lui succéder. Il a d’abord privilégié une option dynastique en essayant de placer son fils, José Filomeno de Sousa dos Santos, qui est depuis juin 2013 à la tête du fonds souverain de l’Angola, doté de 5 milliards de dollars [environ 4,3 milliards d’euros]. Mais les vieux cadres influents du MPLA ont fait barrage à cette tentative.

Sans trop y croire, le chef de l’Etat a, dans un second temps, tenté d’imposer un outsider qui lui doit tout : Manuel Vicente, l’ancien président de la compagnie pétrolière Sonangol, sans passé dans l’armée ni dans le parti et qui n’est pas issu d’une grande famille de Luanda. Mais Manuel Vicente, qui est actuellement vice-président de l’Angola, a été emporté par les scandales de corruption. Il est aujourd’hui renvoyé devant la justice au Portugal.

Comment Joao Lourenço a-t-il fini par l’emporter ?

Pour les cadres du MPLA, Joao Lourenço, 63 ans, a un pedigree impeccable. Il a étudié dans l’ex-Union soviétique, a fait ses classes lors de la lutte pour l’indépendance, a occupé des postes importants dans le parti avant d’être marginalisé. Son épouse, ancienne ministre du plan, est restée importante et représentait, jusqu’à récemment, l’Angola auprès de la Banque mondiale. On a compris que Joao Lourenço était un dauphin probable lorsque José Eduardo dos Santos l’a nommé ministre de la défense en 2014. Mais la confirmation qu’il serait le successeur n’est arrivée qu’en 2016. Général à la retraite, cet homme plutôt consensuel est respecté au sein de l’armée et du parti. La succession s’est ainsi organisée au sein du MPLA.

Comment se positionne le MPLA face à l’opposition ?

C’est un parti-Etat au pouvoir depuis quarante-deux ans qui voit son hégémonie menacée par le contexte économique défavorable. Le MPLA a la mainmise sur l’économie angolaise, contrôle les médias et exerce une influence considérable sur la société. En face, il y a une opposition dominée par le parti des anciens rebelles, l’Unita, qui a longtemps eu une image de « broussard » et était stigmatisé par le MPLA. Le parti au pouvoir a obtenu une majorité écrasante lors des législatives de 2008 (82 %) et de 2012 (environ 72 %).

Un autre parti de l’opposition, CASA-CE, paraît de plus en plus efficace et populaire auprès d’un public urbain et éduqué traditionnellement favorable au MPLA. Car ce dernier a profondément déçu et ne parvient plus à mobiliser comme avant. La question qui se pose est : va-t-il gagner avec une forte majorité ? Sans doute pas, à moins que les élections soient manipulées. Il contrôle suffisamment le pays pour l’emporter à nouveau, mais jusqu’au jour des élections, il sera difficile de juger à quel point la population est désenchantée. Une défaite du MPLA, qui est très peu probable, serait un choc inégalé.

Quelles sont les dynamiques internes au MPLA en cette période charnière ?

Contrairement à d’autres grands mouvements d’émancipation d’inspiration marxiste-léniniste devenus des partis-Etats – tels que la Zanu-PF au Zimbabwe, l’ANC en Afrique du Sud ou le Frelimo au Mozambique –, le MPLA n’était pas, jusqu’à récemment, miné par les divisions. Celles-ci furent éliminées par le grand massacre de 1977 perpétré contre l’aile gauche du parti. Dans les décennies suivantes, José Eduardo dos Santos, qui se fait appeler « camarade numéro un », a exercé un contrôle total sur le parti et a construit une présidence impériale avec un pouvoir discrétionnaire très rare.

Ce qui ne veut pas dire que les conflits et tensions historiques au sein du parti ont disparu : il y a des rivalités régionales, des luttes entre grandes familles, des tensions entre Noirs et métis. Tout cela a été étouffé par le système dos Santos. Aujourd’hui, tout se réveille sur fond de crise économique et d’un profond mécontentement de la majorité de la population, qui n’a pas vu ses conditions de vie s’améliorer autant qu’elle l’espérait durant le boum pétrolier des quinze dernières années.

De quelle situation économique va hériter Joao Lourenço s’il est élu ?

Depuis la fin de la guerre en 2002, l’Angola s’est bâti sur le pétrole et, dans une moindre mesure, sur le diamant. En 2014, le PIB de l’Angola était de 126,8 milliards de dollars, soit davantage que ceux de l’Ethiopie, du Kenya et du Rwanda réunis. Cette année-là, le prix du baril de brut angolais était d’environ 104 dollars ; il allait diminuer de moitié l’année suivante. Le gouvernement a feint de vouloir diversifier l’économie en donnant la priorité à l’agriculture commerciale et à l’industrialisation. En vain. Des dizaines de milliards de dollars ont été dépensés dans des grandes infrastructures souvent défaillantes après la saison des pluies.

Ce qui a été accompli – et il y a bien sûr des aspects positifs à cette trajectoire – reste, malgré tout, trop souvent éphémère. « On reconstruit la reconstruction », dit l’économiste angolais Alves da Rocha. Le MPLA n’a plus d’autre solution que le développement réel. Une grande partie de la population a moins de 25 ans. Les jeunes ne sont plus sensibles à la mythologie du parti, à la diabolisation de l’Unita. Ils veulent des emplois. C’est ça la bombe à retardement que va devoir gérer Joao Lourenço. Je n’aimerais pas à être à sa place.

Comment pourra-t-il relever l’économie dans un contexte marqué par la volatilité des cours des matières premières ?

Il va devoir faire beaucoup plus que dos Santos avec beaucoup moins de moyens. Entretenir un parti hégémonique sans raviver les disputes internes coûte cher. Relancer une économie nécessite beaucoup d’investissements. Or, entre 2002 et 2012, le nombre de fonctionnaires a doublé. L’Etat a besoin d’un baril à 82 dollars pour simplement payer ses fonctionnaires et faire tourner le système. A cela s’ajoutent les dépenses militaires qui, il y a trois ans, dépassaient les 6 milliards de dollars par an, soit plus que le Nigeria et l’Afrique du Sud réunis.

Joao Lourenço ne va pas pouvoir exproprier brutalement. Mais il va sans doute devoir réorganiser les secteurs clés de l’économie : pétrole, diamants, télécoms, banques, construction, agriculture… tous contrôlés par la famille dos Santos et ses proches. Les membres d’une partie de cette élite post-coloniale vont probablement voir leurs intérêts réduits ces prochaines années, au profit d’autres groupes de l’élite du parti. Joao Lourenço n’aura pas d’autre choix que de dépecer en douceur l’empire économique dos Santos s’il veut construire son propre pouvoir. Mais peut-être n’y arrivera-t-il pas, parce que le système est résistant.

Quel est le poids des institutions politiques face au président ?

Il y a en Angola un Etat fort et autoritaire. Le président dos Santos est au cœur de tout. Pas une administration publique n’est déconnectée du parti. Plutôt que de véritables institutions solides, on retrouve des îlots étatiques. Il y a le parti, l’armée, les services de renseignements, etc. Comme le ministère des finances qui a, malgré tout, une certaine capacité d’action, ou la Sonangol, devenue l’interlocuteur du régime avec les multinationales occidentales. Mais là encore, c’est la fille du président, Isabel dos Santos, qui a été nommée à la tête de la société pétrolière [en juin 2016], l’une des plus grandes d’Afrique subsaharienne.

La Constitution est hyperprésidentielle, mais dos Santos est allé plus loin encore. Tous les leviers du pouvoir ont été taillés sur mesure par et pour dos Santos. Son successeur ne pourra pas continuer cette gouvernance de Roi-Soleil et devra probablement accepter de réduire et de déléguer son pouvoir.

Quel héritage laisse José Eduardo dos Santos ?

Il a passé en Russie la plus grande partie de la guerre de libération contre les Portugais, puis a été choisi comme président en 1979, parce que considéré comme le moins puissant des cadres du MPLA. C’est un homme solitaire et sans charisme, qui s’est révélé plus intelligent que ne le pensaient ses rivaux. Il a gagné la guerre de manière brutale mais s’est montré plutôt généreux dans son traitement réservé à l’élite de l’Unita.

Il a créé les conditions d’une certaine paix interne au sein du MPLA, sans tuer personne. C’est un joueur d’échec sophistiqué et machiavélique. S’il avait quitté le pouvoir au début des années 2000, il aurait laissé un héritage positif.

Mais durant cette dernière décennie, José Eduardo dos Santos a raté l’opportunité unique de la reconstruction grâce à la manne pétrolière. Il l’avait promise au peuple, qui a fini par constater que l’enrichissement des élites n’était pas une étape, mais bien son modèle de gouvernance, qu’il n’y avait pas de volonté de redistribution élargie. Cela a renforcé le dégoût au sein de la population à l’égard de la « famille royale ». Son bilan est donc un grand gaspillage et il quitte le pouvoir affaibli.

Comme Mugabe au Zimbabwe et Bouteflika en Algérie, dos Santos fait partie des figures de l’indépendance qui se sont accrochées au pouvoir. Quelle est sa place dans la mythologie panafricaine ?

Dos Santos n’est pas un héros africain. Il se rend très peu aux sommets de l’Union africaine et compte peu d’amis parmi les chefs d’Etat. La rhétorique du pouvoir est de se présenter comme un grand pays africain, mais l’Angola est un Etat-nation dépourvu de réelle ambition panafricaine. D’ailleurs, la dimension culturelle panafricaine ne veut rien dire pour l’élite angolaise, qui est plutôt tournée vers le Brésil et le Portugal et veut traiter d’égal à égal avec les grandes puissances comme les Etats-Unis et la Chine. Elle ne se revendique pas d’une africanité ou d’une négritude mais bel et bien d’une « angolanité ».

La diplomatie régionale du régime est guidée par une realpolitik stabilisatrice plutôt bienveillante : l’Angola ne veut pas avoir d’Etat failli à ses frontières. A commencer par la République démocratique du Congo [RDC]. Le pouvoir angolais veut une RDC stable mais pas trop forte. Laurent-Désiré Kabila était pour lui une faiblesse stabilisante. Désormais, Joseph Kabila est devenu une source d’inquiétude.

Deux figures incarnent l’Angola à l’étranger : Isabel dos Santos, « fille chérie » du président et femme la plus riche d’Afrique, et le rappeur Luaty Beirao, une figure de l’opposition. Que disent-ils de l’Angola en 2017 ?

Isabel dos Santos représente l’ascension d’une classe oligarchique angolaise post-coloniale. Elle est le visage d’une élite angolaise qui se veut globale et cosmopolite. Elle ne serait pas ce qu’elle est sans son père, mais elle a un certain talent entrepreneurial et sait tirer profit de l’économie mondialisée. Néanmoins, sa domination est ancrée dans un contexte de contrôle effectif du pays, comme le montre son arrivée à la tête de la Sonangol.

Luaty Beirao est issu de la même classe sociale. Il vient d’une famille proche du pouvoir, son père était un loyaliste du MPLA. Une grande partie de la deuxième génération du MPLA utilise son cosmopolitisme et sa maîtrise du système politico-économique pour bénéficier à son tour de ces richesses accaparées, mais pas lui. Avec un langage global, le rap, Luaty Beirao analyse les maux angolais avec la finesse et la lucidité de quelqu’un qui connaît le système. Ces deux figures racontent deux trajectoires de l’élite angolaise.

Ces derniers mois, des journalistes ont été arrêtés, d’autres jugés, des médias ont été fermés… Dans quel contexte se déroule cette élection ?

Le système angolais s’efforce de donner une impression à peu près démocratique. Les caciques du régime autorisent des médias presque libres, tant que cette liberté n’est pas dérangeante. Ils laissent faire les opposants tant que ces derniers ne dépassent pas les limites. Ils tolèrent les ONG tant qu’elles sont infiltrées ou contrôlées par le pouvoir, ou alors pas très efficaces. Ils organisent des élections qui ne sont pas trop contestées par la communauté internationale. C’est un système sophistiqué qui a eu peu de recours à la brutalité entre 2002 et 2014.

Cela a fonctionné car le pouvoir disposait de la manne pétrolière pour graisser les rouages et dépenser beaucoup durant les mois qui précédaient une élection. Mais on constate que la répression, plus brutale, a augmenté depuis la chute du prix du pétrole il y a trois ans. En 2017, le pouvoir devra peut-être exercer sa mainmise d’une manière plus coercitive. Pour l’instant, la campagne électorale se déroule plutôt bien. Les vraies questions se poseront après.