Primus, l’une des marques de la filiale congolaise de Heineken, ici à Bukavu, dans l’est de la RDC. / Olivier van Beemen

La modeste salle de séjour de Guillaume Matabaro, dans un quartier populaire de Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), est le quartier général improbable d’une poignée d’anciens ouvriers de Heineken ayant réussi à faire plier le géant néerlandais de la bière, qui pèse plus de 20 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel.

De la route principale, on y accède en traversant un marché couvert où les commerçants vendent des morceaux de charbon. Puis il faut descendre le long d’un égout ouvert, par de petites venelles boueuses, pour entrer dans une cour offrant une vue imprenable sur les quartiers populaires du bas de la colline.

Là, le propriétaire des lieux et son ancien collègue John Namegabe se remémorent leurs exploits lors des négociations qu’ils ont menées avec le second groupe brassicole mondial. « Nous avions emporté dix kilos de documents pour que Heineken ne puisse pas dire qu’il manquait quelque chose, sourit John Namegabe. Nous nous sommes habitués à leurs tactiques de prolongation. »

« La bière devait continuer de couler »

La RDC, l’un des pays les plus pauvres et les moins stables de la planète, est un marché important – et souvent lucratif – pour Heineken. Lors de la guerre civile de 1998-2003, le conflit le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale, Bukavu, au Sud-Kivu, fut occupée par le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un mouvement rebelle qui avait pris le contrôle d’une grande partie du nord et de l’est du pays.

La ville connut de nombreux pillages, mais la brasserie Bralima, filiale congolaise de Heineken, fut épargnée. « Les rebelles savaient que la bière devait continuer de couler. Ils voulaient montrer que la vie suivait son cours, et la bière en fait partie », souffle un cadre présent au moment des événements. En RDC, on entend parfois qu’on peut bombarder un hôpital, mais pas une brasserie.

Heineken fit preuve de pragmatisme : la multinationale traita les rebelles comme s’ils étaient les dirigeants légaux et continua de payer ses impôts. Par ailleurs, l’entreprise prit prétexte de la guerre pour réaliser d’importantes économies de personnel même si les chiffres des ventes restaient excellents, selon des sources internes. Dans le droit congolais, les licenciements collectifs doivent recevoir le feu vert des autorités. Entre 1999 et 2002, Heineken l’a obtenu à plusieurs reprises des autorités sous contrôle des rebelles. D’autres employés ont été forcés à prendre une retraite « volontaire ».

Ces licenciements massifs d’au moins 150 employés (un tiers de ses effectifs à Bukavu) sont en contradiction flagrante avec les principes affichés par Heineken : le brasseur justifie habituellement son maintien dans une zone de conflit pour s’occuper avant tout de son personnel, qu’il n’entend pas abandonner dans de telles circonstances. Or dans Bukavu occupée par les rebelles, la multinationale a remplacé une partie de son personnel qualifié par des travailleurs journaliers, moins coûteux.

De 500 à 36 500 dollars par salarié

Retour dans le salon de Guillaume Matabaro. Lui et John Namegabe reviennent sur leur longue lutte contre leur ancien employeur, dont la conclusion semble avoir été facilitée par la médiatisation de leur combat dans Le Monde Afrique et le quotidien néerlandais NRC. A plusieurs reprises, ils doivent se taire, tenus par une clause de confidentialité.

L’ancien brasseur et l’ex-mécanicien, qui ont perdu leur emploi lors de la guerre, représentent désormais un collectif de 150 anciens de Bralima-Bukavu. Certains se sont directement opposés à leur licenciement, d’autres les ont rejoints plus tard. Ces dernières années, le collectif a tenté à plusieurs reprises d’obtenir des compensations, qui ont toujours été refusées. En 2010, le directeur général néerlandais Hans van Mameren leur a conseillé de cesser de perdre leur temps – les dossiers étaient clos.

Guillaume Matabaro (à gauche) et son ancien collègue John Namegabe ont conduit les négociations avec le numéro deux mondial de la bière pour obtenir réparation après leur licenciement en pleine guerre à Bukavu. / Olivier van Beemen

En décembre 2015, Guillaume Namegabe, John Mataboro et un troisième représentant du collectif ont porté plainte auprès du Point de contact national (PCN) de La Haye pour les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui peut être saisi lorsqu’il est estimé qu’une multinationale a violé ses principes de responsabilité sociale et environnementale.

Le PCN a organisé une médiation, qui a eu lieu à l’ambassade des Pays-Bas à Kampala (Ouganda) et à celle de Paris. « Deux des trois représentants n’avaient jamais pris l’avion de leur vie, et encore moins passé une semaine de réunion dans une ambassade, commente Maartje van Putten, du PCN. Au moins étaient-ils assurés que leur parole serait entendue. »

Le processus a été laborieux et – selon les plaignants – non dénué de pressions du géant néerlandais sur les autorités de Kinshasa. Mais au cours de ce mois d’août 2017, l’information attendue par les ex-employés de Bralima-Bukavu s’est confirmée : Heineken a payé. Le brasseur avait engagé un cabinet d’avocats belge pour déterminer le montant que toucherait chaque ex-salarié, des sommes allant de 500 à 36 500 dollars pour une somme totale dépassant 1,3 million de dollars (plus de 1,1 million d’euros). Des montants considérables dans un pays où le revenu annuel moyen est inférieur à 500 dollars par an.

Des liens étroits avec les rebelles

Les plaignants sont satisfaits et n’ont pas l’intention de poursuivre la procédure. Cependant, ils ne peuvent chasser de leur esprit la conviction que Heineken, dans l’est de la RDC, s’est rendu complice des crimes commis par les rebelles. Cette accusation, formulée dans la plainte, est lourde de conséquences et difficile à prouver. Mais des documents pointent de façon répétée les liens étroits entre Heineken et les rebelles du RCD.

Ainsi, le directeur de la brasserie de Bukavu évoque une « franche collaboration » entre les deux parties. De plus, Bralima et le RCD-Kisangani avaient signé un accord afin de « faciliter une maximisation des recettes » du mouvement rebelle. Celle-ci concerne la brasserie de Kisangani, également en zone occupée, mais une source proche du dossier confirme qu’un accord similaire a été conclu à Bukavu.

« Notre collaboration a été très bonne, témoigne Ernest Mundyo, vice-gouverneur du Sud-Kivu pour le RCD-Goma au moment des faits. C’était probablement la plus grande entreprise sur notre territoire et elle était donc très importante pour nos revenus. »

Au siège international de Heineken, au centre-ville d’Amsterdam, le ton est conciliant. Obbe Siderius, chargé du dossier, affirme que le groupe et ses avocats, approuvés par le PCN et les représentants des anciens employés, n’ont trouvé aucune preuve des accusations de violations des droits de l’homme et de complicité de crime de guerre.

Heineken reconnaît avoir commis des erreurs mais maintient avoir respecté toutes les lois et les contrats des employés. Plus de quinze ans après les faits, les cas seraient prescrits et la décision d’indemnisation volontaire serait la preuve du caractère « raisonnable et juste » de l’entreprise. Obbe Siderius dit avoir apprécié la coopération avec les anciens de Bralima, que l’entreprise aurait tous rencontrés. « On leur est presque reconnaissant », dit-il. Il ajoute que le paiement devrait rester confidentiel, pour éviter de créer des précédents.

Pour Me Channa Samkalden, qui a représenté pour une période les plaignants, la décision de payer a probablement été en grande partie motivée par le risque d’un procès en justice. « Cela aurait pu créer d’énormes dommages à la réputation de la marque, dit-elle. Un procès aurait fait ressortir la question de la collaboration avec les rebelles. Le brasseur aurait pu être obligé d’exhumer de vieux dossiers qu’il a préféré clore définitivement. »