Il est épuisé. Martin Juma, la trentaine, s’affale sur une table du café. Se tient la tête, se frotte le visage. Réclame en vain un thé ou un soda. Tout pour ne pas s’endormir sur place. « C’est l’effet des nuits sans sommeil », explique en baillant ce mécanicien de Kibera – le résultat d’une semaine d’insomnies et d’affrontements avec la police dans le plus grand bidonville de Nairobi.

Quand il n’est pas sorti manifester, tentant d’éviter les gaz lacrymogènes et les balles perdues, Martin est resté cloîtré à la maison, la peur au ventre. Mais, chez lui comme chez les autres manifestants, la rage et la frustration viennent de loin – de bien avant les résultats de la présidentielle du 8 août, qui ont déclaré la victoire d’Uhuru Kenyatta sur son opposant Raila Odinga. « Ça fait cinquante ans que nous, les Luo, nous battons pour nos droits au Kenya. En vain ! », enrage Martin.

Humiliations quotidiennes

Les Luo ? La plus grande partie des protestataires de ces derniers jours était issue de ce groupe ethnique, le quatrième du pays, fort de 4 à 5 millions d’âmes, représentant 10 % de la population, majoritaire dans les bidonvilles de Nairobi et sur les rives du lac Victoria (ouest). Un peuple à la culture ancienne, descendu des déserts du Soudan jusqu’au Kenya il y a cinq siècles, et mené depuis trois décennies par son leader charismatique, Raila Odinga.

« Depuis l’indépendance, nous sommes discriminés », insiste Martin, énumérant les humiliations quotidiennes : « On n’est pas recrutés dans l’armée ou l’administration. Impossible d’obtenir un prêt à la banque. A l’hôpital, on paie plus cher pour les consultations et les médicaments. » Une situation qui, selon lui, ne doit rien au hasard : « Tout est organisé par les Kikuyu [la tribu de M. Kenyatta]. Eux, ils n’ont qu’à claquer des doigts : on leur donne tout gratuitement. »

Les comtés luo de l’Ouest, Siaya, Kisumu et Homa Bay, sont effectivement parmi les moins bien lotis du pays. L’espérance de vie n’y dépasse pas les 40 ans (contre 60 ans sur les terres kikuyu du mont Kenya). Ici, un quart de la population vit avec le VIH et le sida tue comme nulle part ailleurs au Kenya. Kisumu, capitale mythique des Luo, autrefois florissante, est le symbole de cette déchéance. La cité, troisième ville du pays, a aujourd’hui des airs tristes de sous-préfecture, avec ses faubourgs minables, ses industries de canne à sucre en faillite et son lac aux eaux grisâtres et polluées, étouffé par les algues toxiques.

Un douloureux sentiment d’exclusion habite depuis des décennies l’ensemble de la tribu, de l’habitant du bidonville jusqu’à l’intelligentsia nairobienne. « On est déshumanisés par les Kikuyu. On nous voit comme des ennemis, des “bêtes venues de l’Ouest” », enrage la grande écrivaine luo Yvonne Adhiambo Owuor, auteure de La Maison au bout des voyages (Actes Sud). « Les émeutes actuelles ont peu à voir avec les élections. Elles sont la culmination d’un demi-siècle de harcèlement, de brutalités et de mépris contre les Luo, dit-elle. C’est injuste, alors que nous avons consenti de nombreux sacrifices pour ce pays. »

Récit sacrificiel

Car tout avait bien commencé. Alliés aux Kikuyu, les Luo furent à la pointe de la lutte contre le colon britannique, unis derrière leurs chefs charismatiques : Oginga Odinga, premier vice-président du pays et père de Raila Odinga, et Tom Mboya, homme politique le plus populaire de son temps et influent ministre de la justice et de la planification.

Mais Jomo Kenyatta, Kikuyu et premier chef de l’Etat du Kenya indépendant (1964), prend vite ombrage des succès de la tribu rivale. Dès 1966, il débarque son vice-président « Oginga », embastille ses partisans, exclut les Luo de l’administration et des cercles du pouvoir. L’année 1969 resta dans les cœurs des Luo une année traumatique, avec l’assassinat jamais élucidé de Tom Mboya et le sanglant « massacre de Kisumu », dans lequel plusieurs dizaines de Luo trouvèrent la mort sous les balles de la police lors d’un rassemblement organisé contre Kenyatta père.

Dès lors, l’Ouest fut exclu des politiques de développement et les assassinats de dirigeants luo n’ont pas cessé avec, entre autres, ceux du ministre des affaires étrangères Robert Ouko (1990) ou de l’intellectuel Crispin Odhiambo Mbai (2003). « Tous sont considérés comme des martyrs, explique l’historien Matt Carotenuto, bon connaisseur de la tribu. Avec les défaites successives d’Oginga à la présidentielle en 1992, puis de Raila en 1997, 2007, 2013 et 2017, s’est forgé un véritable récit sacrificiel chez les Luo. »

La marginalisation a nourri la popularité de Raila Odinga, perçu comme le dernier protecteur de la tribu, dans un culte de la personnalité qui tient autant du lien filial que de la dévotion religieuse. Elle a aussi alimenté la paranoïa. Nombreux sont ainsi les Luo à soupçonner « l’Etat kikuyu » d’ourdir contre eux un véritable « nettoyage ethnique » voire un « génocide », incluant notamment une « guerre biologique » avec contamination programmée des puits de Kisumu par la bactérie du choléra.

Posture victimaire

Mais derrière les fantasmes, l’exclusion des Luo est aujourd’hui à relativiser. « Nous sommes nombreux à occuper des postes prestigieux dans l’économie, l’université, les arts », rappelle Michael Onyango, responsable de l’information au comté de Kisumu. Il en va ainsi de Raila Odinga lui-même : malgré la posture victimaire affichée en public, le leader de l’opposition a pu sans encombre faire prospérer ses affaires (éthanol, gaz cylindré, molasse…) et son immense fortune – l’une des plus importantes du Kenya.

« Le Kenya a changé. Depuis 2010, le pays est décentralisé. L’Ouest luo reçoit maintenant une part bien plus équitable des revenus de l’Etat », poursuit M. Onyango. Dans le pays, d’autres communautés (tels les Somalis musulmans) souffrent par ailleurs de discriminations, de harcèlement et de violences autrement cruelles que celles jamais subies par les Luo.

« La vérité, c’est que l’exclusion des Luo est réduite à la politique, et encore : seulement au poste de président. Mais les perceptions passées prennent du temps à se dissiper », insiste M. Carotenuto. Avec un Odinga défait et une opposition à bout de souffle, l’avenir n’est pas brillant pour la tribu. Dans les bidonvilles luo, on se bat donc tout autant contre la défaite que pour ne pas trop penser à la suite. « C’est notre dernière bataille, soupire Martin, comme déjà vaincu. Si on perd, on se retirera pour toujours de la politique. »