Caroline Drouin, à Dublin le 17 août, après la victoire contre l’Irlande. / PAUL FAITH / AFP

La valeur de ce match ? Inestimable. Le salaire qui va avec ? Inexistant. La plupart des joueuses de l’équipe de France de rugby vivent encore de passion et d’eau fraîche. En un mot : elles ont encore un statut amateur. Outre leur pratique intensive, ces sportives de haut niveau travaillent à côté ou poursuivent des études. Mais les temps changent peu à peu. En demi-finale de la Coupe du monde, mardi 22 août à Belfast (à partir de 20 h 45), les Françaises affronteront des joueuses anglaises championnes du monde en titre… et déjà professionnelles.

« Bien sûr » que Julie Duval aimerait, elle aussi, vivre du rugby. Le pilier du XV de France et de l’Ovalie caennaise gagne sa vie comme magasinière et concède « un rythme de vie très organisé » : « Je fais trente-sept heures par semaine et je dégage du temps pour pouvoir faire du rugby et jouer à haut niveau. » A très haut niveau, même : pour la septième fois demi-finalistes en huit éditions, les Bleues visent une qualification inédite en finale du Mondial. « On est là pour faire évoluer le rugby, faire en sorte que les jeunes qui arrivent après nous soient dans les meilleures conditions possibles. »

Cette aspiration se fait aussi sentir en championnat de France. Aucune des huit équipes de première division n’a les ressources pour salarier ses joueuses. Situation de plus en plus difficile à vivre, selon Alexandra Pertus, ex-membre de l’équipe de France et toujours en activité avec le Lille Métropole Rugby Club villeneuvois :

« Il est temps de passer au professionnalisme pour les joueuses de rugby. On nous demande de nous entraîner presque deux fois par jour, d’être toujours plus opérationnelles pour le match du dimanche. »

Des exigences qui rendent « de moins en moins compatibles », selon elle, l’idée de mener deux carrières en parallèle : le rugby d’un côté, un métier, de l’autre.

Dix-huit semi-pros

La semaine, Alexandra Pertus travaille comme responsable de la communication d’une société de matériau agricole : de 8 heures à 18 heures tous les jours près de Lens. Journées de travail auxquelles s’ajoutent cinq entraînements collectifs le soir, de 19 h 30 à 21 h 30, puis deux à trois séances individuelles de préparation physique « entre midi et deux ». Sans compter les matchs du week-end.

Une infime minorité de ses compatriotes expérimentent pourtant déjà le semi-professionnalisme : seules les dix-huit joueuses de l’équipe de France de rugby à VII touchent déjà un salaire pour jouer au rugby. Neuf font partie cet été du groupe de 28 joueuses françaises sélectionnées pour cette Coupe du monde quinziste en Irlande.

Parmi elles, la Rennaise Lenaïg Corson, l’une des plus en vue dans la compétition. La Fédération française de rugby (FFR) lui verse 2 000 euros net par mois pour s’entraîner à 75 % de son temps sur les terrains de Marcoussis (Essonne), au Centre national du rugby, dans la perspective des Jeux olympiques. Depuis octobre 2016, la troisième-ligne travaille aussi 25 % de la semaine à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) comme responsable de la communication de la GMF, partenaire de la fédé.

Il y a déjà du mieux : au lancement de ce dispositif, il y a trois ans, « on touchait 1 100 euros par mois » sur la base d’un volume horaire de 50 %. « On s’est dit qu’on allait essuyer les plâtres, forcément, parce que rien n’était structuré », rappelle la sportive bretonne, qui continue malgré tout à jouer ses matchs de championnat avec le Stade rennais, qu’elle retrouve seulement le week-end. Le tout « sans prime » particulière de son club.

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« Tellement galéré »

Caroline Drouin, 21 ans, signera son premier contrat pro avec l’équipe de France de rugby à VII dès la rentrée. En attendant, l’étudiante rennaise en Staps brille dans ce Mondial à XV et savoure sa « chance » :

« En France on n’est pas beaucoup de joueuses à pouvoir vivre de notre passion, et je me dis qu’il faut vraiment tout donner. C’est vraiment un truc que je me vois faire à long terme, jusqu’où mon corps ira. »

La Bretonne juge son futur salaire « raisonnable » : « L’erreur à ne pas faire serait d’avoir les mêmes rémunérations que les garçons [près de 19 000 euros par mois, selon L’Equipe]. Il y aurait trop d’argent dans notre sport, on perdrait vite la tête. »

Lenaïg Corson en est loin : elle s’est « même sentie gênée de démarcher » auprès d’un équipementier sportif pour des chaussures de rugby. Parce qu’elle a « tellement galéré » en tant que rugbywoman de haut niveau, Alexandra Pertus a justement monté une agence de communication destinée à épauler les sportives de haut niveau : LJA Sports, acronyme de Ladies are Just Amazing (« les femmes sont tout simplement incroyables »).

En parallèle de son activité professionnelle, la sportive coordonne LJA Sports depuis 2015 avec sa coéquipière Laura Di Muzio. Les deux femmes débutent. Elles collaborent pour l’instant avec trois joueuses de l’équipe de France, toutes issues de leur club : les sœurs Romane et Marine Ménager, ainsi que Shanon Izar. Cette dernière a signé en 2016 un contrat publicitaire pour la banque Société générale, en parallèle de Virimi Vakatawa, rugbyman du XV de France.

Le cas anglais

Alexandra Pertus a bon espoir. Cet été, le rugby féminin a déjà enregistré un record d’audience : la victoire des Bleues sur l’Irlande, le 17 août, a attiré en moyenne 2,4 millions de téléspectateurs sur France 2. « Plein de sociétés connaissent le rugby féminin grâce aux médias. Il y aurait suffisamment de sponsors en France pour subventionner le championnat à hauteur, par exemple, de 2 millions d’euros. Ce qui permettrait de payer chaque équipe. »

Un scénario difficile à envisager dans l’immédiat, mais plutôt « dans cinq ans », selon Paul Goze. Le Catalan préside la Ligue nationale de rugby, chargée des clubs professionnels masculins : « A la Ligue, on a commencé par demander dans notre plan stratégique que chaque club professionnel ait une section féminine amateur. On part du principe que si tous les clubs professionnels ont une section féminine, à terme, il y aura un développement économique. » La saison passée, quatre clubs du Top 8 s’appuyaient déjà sur un partenariat avec une structure professionnelle : Toulouse, Montpellier et Romagnat (avec Clermont).

Le cas de l’Angleterre atteste d’un équilibre encore incertain. Cette saison, la fédération anglaise de rugby, la RFU, s’est distinguée pour rémunérer déjà 48 joueuses professionnelles. Mais elle a déjà annoncé cet été qu’elle ne renouvellerait pas les contrats de ses joueuses payées à plein temps pour jouer au rugby à XV. Seules celles du rugby à VII continueront à toucher un salaire grâce à la perspective des Jeux olympiques, ouverts seulement aux septistes.

La décision a choqué. La RFU rappelle pourtant que la saison prochaine devrait aussi permettre de nouvelles avancées. Pour la première fois, les clubs anglais de première division féminine vivront à l’heure du professionnalisme : ils pourront rémunérer leurs joueuses en partie grâce à un investissement fédéral de 800 000 livres sterling (870 000 euros).

Montserrat Amédée plaque l’Irlandaise Alison Miller, le 17 août à Dublin. / Niall Carson / AP

« Pas blasées »

Safi N’Diaye rêve d’autre chose. Plutôt que d’un rugby professionnel à 100 %, la troisième-ligne du XV de France espère conserver sa pluriactivité, le fait de jongler entre son sport et son métier d’éducatrice spécialisée. « J’y trouve aussi mon compte, mon épanouissement. » La Montpelliéraine estime plutôt qu’il faudrait « aménager encore plus » les emplois du temps pour améliorer les phases de récupération. Sinon « à force l’écart va se creuser » avec un pays comme l’Angleterre, redoute-t-elle.

Comme Safi N’Diaye, Didier Retière plaide pour le maintien de la pluriactivité : le directeur technique national de la FFR estime « essentiel » de garder « un pied dans la réalité. Avoir un métier, suivre des études, c’est aussi la garantie d’un avenir qui se construit et où on a une vision qui dépasse simplement le rugby ». Au regard des rugbymans et de leur professionnalisation depuis deux décennies, le dirigeant ajoute, sceptique aussi bien pour les femmes que pour les hommes :

« Un joueur qui ne fait que du rugby toute la semaine connaît forcément des phénomènes de saturation à un moment donné. On se retrouve souvent avec des joueurs un peu sur la défensive pour gérer leur carrière. »

A l’inverse, estime-t-il, « quand on voit vivre les joueuses de l’équipe de France, quand on voit ce qu’elles sont capables de donner collectivement et individuellement, ça laisse assez pensif : elles ne sont pas blasées, elles sont juste là pour essayer d’être championnes du monde, et ça change tout. » Objectif auquel aspire le rugby français depuis la création des Coupes du monde masculine (1987) et féminine (1991).