Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, de nombreux jeunes Camerounais d’expression anglaise s’établirent en Grande-Bretagne pour effectuer des études supérieures. Au même moment, dans la partie dite francophone du pays, le même mouvement s’opérait, souvent vers la France.

Victor Mukete était l’un de ces jeunes Camerounais. Comme il le raconte dans son livre Mon odyssée : histoire de la réunification du Cameroun (Eagle Publishing, Yaoundé, 2013), il est né en 1918 dans la ville de Kumba, alors sous administration britannique. Il y a étudié à l’école primaire, avant de rejoindre le collège public d’Umuahia, au Nigeria voisin, et plus tard les universités de Manchester et de Cambridge en Angleterre.

Si Victor et ses camarades étaient nés dans un pays arbitrairement divisé en 1916 par l’impérialisme, leurs parents avaient connu le Kamerun, possession certes allemande, mais territoire unique. Ils avaient tissé des liens familiaux, amicaux, commerciaux avec des compatriotes kamerunais que l’histoire avait artificiellement transformés en Camerounais francophones, tandis qu’eux étaient devenus des Camerounais anglophones.

Une communauté historique

L’enfance de Victor et de ses camarades avait été marquée par la mémoire douloureuse de leurs parents et la nostalgie d’une époque différente. Arrivés en Grande-Bretagne, ils décidèrent de créer l’Association des étudiants camerounais de Grande-Bretagne et d’Irlande (AECGBI) en 1951. Sans surprise, ils consacrèrent l’essentiel de leur première réunion, les 7 et 8 mars de la même année, à la question de la réunification du Cameroun.

Le compte-rendu de cette réunion ne laisse aucun doute sur le rapport de ces jeunes Camerounais à leur identité : « L’association est convaincue de l’opportunité d’examiner les voies et moyens de parvenir à la fusion politique. A cet effet, elle propose une politique à long terme. Nous prendrons l’attache de nos frères de l’autre côté de la frontière, y compris des étudiants de France, et suggérerons l’enseignement extensif du français dans les établissements secondaires d’expression anglaise et de l’anglais dans les établissements secondaires d’expression française. L’association pense que cette démarche facilitera l’union politique le cas échéant. »

Si un doute subsiste sur leurs sentiments, leur position sur la question de la politique d’attribution des bourses d’études ne laisse aucune ambiguïté : « La politique en la matière devrait cibler, en priorité, les élèves camerounais de souche, y compris les francophones domiciliés et instruits au Cameroun méridional et au Nigeria. » Leur identité était liée à une communauté historique plutôt qu’à une langue (ou une culture) étrangère.

La deuxième réunion de l’AECGBI fut aussi consacrée à la réunification du Cameroun. A son terme, les membres s’accordèrent sur la nécessité d’obtenir l’avis des étudiants camerounais de France sur cette question, « car tous nos efforts auraient été vains si nos frères et sœurs étudiants en France n’étaient pas, eux aussi, en phase avec nous ».

Velléités séparatistes

Le 8 avril 1952, Victor Mukete arriva à Paris. Il réserva une chambre d’hôtel et demanda au réceptionniste où il pourrait trouver des étudiants camerounais. Celui-ci lui conseilla de se rendre à la Cité universitaire. Sur place, il croisa un jeune Martiniquais qui l’accompagna jusqu’à un petit attroupement d’étudiants. Au milieu de ce groupe se trouvait un Camerounais : « Ma joie fut sans limite. Je me présentai comme un étudiant du Cameroun britannique en formation en Angleterre. Je lui fis savoir que nous, en Angleterre, avions hâte de vivre la réunification du Cameroun… Mes propos sur la réunification, me semble-t-il, secouèrent violemment le jeune homme. Tout excité, il se mit à crier : “Eh Mandengue ! Ya won eh ! (“Mandengue, vite ! Viens écouter !”)”. Sans tarder, Mandengue se joignit à nous. Débordant de joie, je continuai la conversation en douala… Les débats sur l’avenir du Cameroun se poursuivirent jusque tard dans la nuit. »

A l’heure où les velléités séparatistes prennent de l’ampleur au Cameroun et où les positions se radicalisent, il est bon de se rappeler que, pour imparfaite qu’elle soit, l’expérience camerounaise ne date pas de la tutelle conjointe de la France et de la Grande-Bretagne sur ce pays. Rappelons aussi que des liens forts ont uni les Kamerunais avant l’installation du couple franco-britannique sur cette terre d’Afrique centrale, et que des langues locales précédaient et transcendaient des langues coloniales que les premiers Kamerunais ambitionnaient d’utiliser comme des instruments de réunification (ou comment retourner l’arme du colon à son avantage).

Pour autant, il ne fait aucun doute que les griefs des Camerounais d’expression anglaise sont légitimes : la réunification du Cameroun a été une supercherie, et le statut des citoyens camerounais anglophones est en effet déplorable. Mais les régimes d’Ahidjo et de Biya, responsables de la faillite du « projet Cameroun » porté les nationalistes anglophones et francophones, n’incarnent pas le Cameroun. Ils ne sont qu’un moment de son histoire, et pas le plus glorieux. Dès lors, céder aux sirènes de la division crédibilise la position des fossoyeurs du « projet Cameroun » et méprise l’effort et le sacrifice de glorieux anciens qui ont incarné une autre idée du Cameroun, une idée qu’il s’agit au contraire de raviver.

Yann Gwet est un essayiste camerounais.