Pour Shaun Escayg, le jeu vidéo se met de plus en plus à l’école du septième art pour ce qui est de l’audace narrative et de la profondeur des thèmes. / W.A.

Shaun Escayg est directeur créatif d’Uncharted : The Lost Legacy, suite du spectaculaire jeu d’aventure Uncharted 4 : A Thief’s End, qui sort mardi 22 août sur PlayStation 4. Le héros emblématique de la saga, Nathan Drake, y cède sa place à une héroïne, la très indépendante Chloe Frazer, lancée à la recherche d’un artefact sacré dans l’Inde du XIVe siècle, dans une aventure à la Indiana Jones.

La série Uncharted est célèbre pour faire voyager ses héros. Comment choisissez-vous chaque destination ?

Shaun Escayg : C’est lié au scénario. Chloe est à moitié indienne, si l’on voulait raconter son histoire, il fallait revenir aux sources, là d’où vient son père, un célèbre archéologue indien. C’est ce qui nous a conduits vers [la chaîne de montagne] les Ghats occidentaux. En soi, cet endroit est le lieu parfait pour la série Uncharted : vous avez tout, des sites archéologiques, des grottes, des cités cachées…

C’est la première fois qu’un épisode d’Uncharted se déroule entièrement dans un seul endroit…

Dans un seul pays, oui, mais l’histoire se passe dans des endroits différents. C’est aussi la première fois que nous abordons l’Inde. Nous commençons dans un marché urbain, puis allons dans la chaîne des Ghats. Cela représente de nombreux changements de décor, car le paysage indien est très varié, et on en joue. Et c’est ce que j’aime dans ce nouvel épisode, le sentiment de découverte est très fort. Grimper, arriver à un endroit, être ébloui par un paysage majestueux… C’est la raison pour laquelle nous sommes revenus à des cadres naturels aussi monumentaux. Il fallait pouvoir émerveiller le joueur à tout moment.

Comment construit-on des mondes qui soient autant des paysages à contempler que des parcours d’obstacle à emprunter ?

C’est dur, c’est très dur. Quand on commence, on part de quelque chose de simple, un monde un peu grossier, rempli de polygones, pour nous donner l’idée de ce qu’on veut. Par exemple, les artistes vont modéliser de manière très sommaire la statue de Ganesh que l’on est censé escalader.

Puis, les designers se demandent où l’on va poser les appuis, les rochers où se suspendre, comment les cordes vont se balancer, etc. Bref, tout ce qui est intéressant d’un point de vue ludique. Alors les artistes interviennent à nouveau pour affiner. C’est un dialogue. Peut-être que tel élément interactif n’est pas réaliste dans le contexte, donc il va falloir trouver un autre moyen de l’intégrer, plus discrètement… C’est tout un processus, où chacun fait des concessions. Il faut trouver un juste milieu, à chaque fois.

Certaines idées de jeu sont-elles plus dures à intégrer ?

Oui… Voyons si je peux en parler sans « spoiler ». Tenez, les Ghats occidentaux, justement [le niveau où se déroule le quatrième chapitre du jeu, présenté à la presse ce jour-là]. Nous voulions en même temps avoir une partie en monde ouvert et une histoire qui demeure linéaire. C’était un immense défi en termes d’écriture.

La saga Uncharted joue souvent avec l’impression de vertige et de danger, alors qu’en réalité, le jeu est plutôt facile et les chutes rares. Réfléchissez-vous parfois à corser ces séquences, par exemple en empêchant le joueur de rester suspendu trop longtemps ?

Introduire une jauge de fatigue quand le héros est suspendu, c’est une innovation possible. Mais nous n’avons pas envie de changer ce qui marche. C’est comme dans un film d’action. Votre héros saute d’un train en marche, il a quelques égratignures et repart aussitôt. S’il avait été plus sérieusement blessé, il n’aurait tout simplement pas survécu… Cela dépend vraiment du registre dans lequel vous vous inscrivez, de l’action-aventure hollywoodienne ou une expérience plus réaliste, plus exigeante, plus frustrante aussi. Ce sont deux saveurs très différentes.

Uncharted 2 est resté dans les mémoires pour sa construction narrative inattendue (le jeu commence par le milieu de l’aventure). Mais les épisodes suivants ont été plus sages de ce point de vue-là. Pourquoi ?

Je n’ai pas travaillé sur Uncharted 2 donc je ne veux pas parler à la place d’Amy [Hennig, sa scénariste], mais on cherche toujours à innover, à repousser les limites de la narration, comme dans le cinéma. C’est le but. L’avantage est qu’en plus vous tenez la manette, vous dirigez, vous êtes dans le monde et oubliez que vous êtes dans le jeu. Les gens essaient toujours de trouver le meilleur moyen de raconter des histoires, des erreurs seront faites, on trébuchera parfois, mais au final je pense qu’on s’oriente vers des progrès fulgurants.

Sam Barrow, l’auteur de Her Story, faisait remarquer que le cinéma recourt beaucoup plus volontiers à l’ellipse, alors que le jeu vidéo tend à montrer l’intégralité d’une histoire du début à la fin. Etes-vous d’accord ?

Je pense que les deux médias tendent à converger. En jeu vidéo aussi, on peut faire des ellipses. La principale différence, tout ce qui se passe doit être vécu par le protagoniste, quel qu’il soit. Par exemple dans The Last of Us, [autre jeu du studio] c’est Joe, puis Ellie [les deux héros différents]. C’était une manière maline de faire des coupures et d’explorer différents pans de l’histoire. Nous commençons à expérimenter ce genre de choses en jeu vidéo. Mais il faut suivre ce personnage. Après, il y a des manières d’introduire des ellipses. Par exemple, votre personnage peut glisser, se cogner la tête, s’évanouir, et quand il se réveille, c’est la nuit… Ce n’est pas quelque chose dont le cinéma a l’exclusivité. Les jeux n’ont tout simplement pas encore tous fait le grand saut.

Mais en même temps, l’aventure d’un jeu vidéo dure en général bien plus longtemps qu’un film, il faut donc raconter plus…

Oui, c’est un des défis propres au jeu vidéo, maintenir l’intérêt sur une période plus longue. Mais l’avantage de ce temps, c’est la profondeur du lien qui se crée avec le personnage. Plus on joue le héros ou l’héroïne, plus on s’y attache, plus on est sensible à ce qu’il peut éprouver. On se rapproche plus des séries.

D’ailleurs, à la fin d’Uncharted 4, Drake a vieilli. On dirait qu’il y a une tendance lourde dans le jeu vidéo en ce moment, que ce soit dans God of War ou Gears of War, où des héros qui ont dix ans d’existence sont présentés comme des quadras ou des quinquas, à la manière de Harrison Ford dans Indiana Jones et Star Wars. Vous vous l’expliquez ?

Je pense que c’est la progression de l’industrie. Le cinéma le fait beaucoup, les séries aussi. Nous, nous nous le permettons pour des raisons de scénario. L’histoire de Nathan Drake est terminée, donc c’est possible de le montrer ainsi maintenant, puisqu’il ne sera plus le héros principal. C’est un indicateur clair. Si on décide de le montrer par la suite, il sera plus âgé, différent. C’est un peu comme dans The Incredibles, où le père est désormais un superhéros lessivé, qui se demande s’il peut revenir dans le jeu. Tout dépend de la structure narrative. C’est bien que l’on puisse explorer l’évolution du personnage y compris d’un point de vue physique, sans se dire qu’il est éternel, qu’il sera à jamais jeune, etc.

Mais c’est une tendance récente. Megaman n’a jamais vieilli, lui.

Je pense que c’est l’influence des films. On s’attache à des acteurs, on les suit, on les voit vieillir… On doit accepter l’idée qu’ils ont vieilli. L’industrie du jeu vidéo se met à la page. C’est une manière de s’inscrire davantage dans la réalité.

Combien de temps encore avant que l’on ait des grands-parents comme héros de jeux vidéo ?

Cela dépend de nous ! Sullivan [un personnage secondaire récurrent de la saga Uncharted] est déjà grand-père, donc pourquoi pas ? Notre maturité commence à se réfléchir dans les jeux que nous faisons. Les sujets dont on traite ont de plus en plus d’importance.