LES CHOIX DE LA MATINALE

Au programme cette semaine, la vie – et la mort – au temps du sida ravageur et des premiers pas d’Act Up-Paris, les tourments du désir féminin durant la guerre de Sécession et le deuxième long-métrage de Shane Carruth, entre cauchemar fantastique et conte philosophique.

LA MALADIE, LA COLÈRE ET L’AMOUR EN PARTAGE : « 120 battements par minute », de Robin Campillo

120 battements par minute - Bande Annonce

A première vue, c’est une ponctuation terrifiante qui scande le voyage infernal et magnifique des héros de 120 battements par minute : la ­caméra attrape des grains de poussière qui flottent dans les faisceaux de lumière, au-dessus d’une piste de danse ; insensiblement, ces particules prennent des formes organiques jusqu’à se faire cellules et virus, qui s’assemblent, se divisent pour mieux se multiplier.

Il en va de cette image inventée par Robin Campillo comme du reste de son film : ce qui semble au premier abord une métaphore funèbre (la mort est dans l’air, puisque nous sommes au pic de l’épidémie de sida, au moment où la médecine n’apporte aux malades d’autre secours que palliatif) est aussi une représentation de la vie. La contagion, c’est la diffusion de la maladie, c’est aussi le partage de la colère, de l’énergie ; le virus se transmet, comme les informations et le savoir qui permettront d’en limiter la propagation, d’élaborer des thérapies efficaces.

Pour jeter ce pont du néant à l’existence, le cinéaste a puisé dans sa mémoire de militant d’Act Up. Scénariste et monteur de son film, il lui donne une pulsation rapide (celle des titres électro sur lesquels on dansait alors, celle d’un cœur au bord de l’affolement) qui impose l’urgence dans laquelle vivent ses personnages, militants que la ­maladie ou l’infection a réunis. Campillo laisse de côté les effets faciles, demandant à ses acteurs d’emmener leurs personnages jusqu’au bout du chemin, sans ­effets spéciaux, sans paroxysmes pour parvenir à la vérité d’un moment qui resterait autrement enfoui. Thomas Sotinel

« 120 battements par minute », film français de Robin Campillo. Avec Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Adèle Haenel, Antoine Reinartz (2 h 22).

SEPT FEMMES SUR UN CORPS D’HOMME : « Les Proies », de Sofia Coppola

LES PROIES - NOUVELLE Bande Annonce VOST (Sofia Coppola, Thriller 2017)

Cette nouvelle adaptation du roman de Thomas Cullinan, paru en 1966, reprend la même trame, et – en grande partie – les mêmes incidents, que ceux du film qu’en tira Don Siegel en 1971, sur les conseils de Clint Eastwood.

Sur la plantation Farnsworth, devenue pensionnat pour jeunes filles après le départ des esclaves (on est en 1864, Abraham Lincoln a proclamé leur émancipation depuis plus d’un an), il ne reste que cinq élèves et deux maîtresses, Martha Farnsworth (Nicole Kidman), l’héritière des lieux, et Edwina Dabney (Kirsten Dunst), l’institutrice qui enseigne à ces rejetonnes de l’aristocratie sudiste le français, la musique et les bonnes manières. Partie cueillir des champignons, Amy (Oona Laurence), la plus jeune de leurs ouailles, découvre dans le sous-bois un soldat blessé, vêtu d’un uniforme bleu (Colin Farrell).

Alors que les consignes sont de livrer tous les militaires nordistes à l’armée du général Lee, les dames de la pension Farnsworth décident, par charité chrétienne, bien sûr, de le soigner elles-mêmes. Cette introduction brève et vive permet à Sofia Coppola d’arriver très vite à ce qui l’intéresse : la remise en mouvement de ces existences féminines que la guerre et la claustration avaient figées.

Avec, hélas, la difficulté que rencontre la réalisatrice lorsqu’il s’agit de faire monter la tension (c’est là l’une des différences fondamentales avec le film de Don Siegel). Clint Eastwood (qui avait à l’époque beaucoup à prouver) est une espèce d’idole dont le physique et le magnétisme rendent incontestables les déchaînements qu’ils provoquent. Colin Farrell, acteur d’une grande humilité, fait du caporal McBurney un type ordinaire. S’il est le serpent glissé dans le jardin d’Eden, c’est une couleuvre plutôt qu’un cobra. T. S.

« Les Proies », film américain de Sofia Coppola. Avec Nicole Kidman, Kirsten Dunst, Elle Fanning, Colin Farrell (1 h 34).

POÉSIE DU PARASITE : « Upstream Color », de Shane Carruth

UPSTREAM COLOR | BANDE ANNONCE VOSTFR // Science fiction (2017)

Entre cauchemar fantastique et conte philosophique, Upstream Color (« couleur à contre-courant ») est le second long-métrage de son auteur Shane Carruth, dont le précédent, Primer (2004), une histoire de voyage dans le temps tarabiscotée, lui avait valu une certaine reconnaissance.

Ici encore, le scénario est de ceux qu’il faut reconstruire pièce à pièce après la projection, mais il faut bien reconnaître qu’il n’y a que peu de films plus intéressants sur les écrans en ce moment. Le récit s’épanouit sur un terreau qui mélange parabole et cauchemar : l’existence de Kris (Amy Seimetz) est bouleversée lorsqu’un criminel anonyme lui inocule la larve d’un parasite qui a pour effet d’annihiler la volonté de la victime. Au lieu d’en faire l’instrument d’un complot planétaire, le maître du ténia se contente de s’approprier les biens de Kris, qui perd ainsi maison et emploi, avant d’être débarrassée du ver maléfique par un non moins mystérieux sauveur.

Libre, pauvre et amnésique, la jeune femme rencontre Jeff (Carruth lui-même, qui a également écrit le scénario, composé la musique et monté le film), victime du même détournement de psyché. Avec pour seul bien commun ce qui leur a été volé, les amants tentent de reconstruire leur vie.

Filmé dans les rues d’une ville anonyme, Upstream Color est pourtant d’une surprenante beauté, froide et sereine. Les éléments communs avec le cinéma d’horreur (la contamination, le spectacle des parasites sous la peau) sont mis en scène avec une curiosité distanciée, comme s’il s’agissait de réunir les preuves cliniques d’une épidémie : à ces symptômes physiques s’ajoute le désarroi des personnages, écrasés par un processus qui leur échappe. On peut y voir aussi bien une représentation de la contrainte sociale qu’une allégorie de l’amour. T. S.

« Upstream Color », film américain de et avec Shane Carruth. Avec Amy Seimetz, Thiago Martins (1 h 36).