L’avis du « Monde » – à voir

En 2004, la sortie de Primer, le premier long-métrage de Shane Carruth, déclenchait les mêmes migraines (dues au ­scénario crypté) et le même ­enthousiasme que Pi, de Darren Aronofsky (1998), ou Memento, de Christopher Nolan (2000). Histoire de voyage dans le temps, ­Primer s’appuyait sur des notions mathématiques hors de portée de la plupart des spectateurs, et compensait son manque de moyens par une mise en scène d’une surprenante habileté. Shane Carruth n’a pas trouvé le chemin des studios, il a dû attendre presque dix ans pour présenter son deuxième long-métrage, Upstream Color (au Festival Sundance, en 2013), ce film a mis quatre ans pour tra­verser l’Atlantique et l’on attend toujours des nouvelles de sa ­prochaine œuvre.

Entre cauchemar fantastique et conte philosophique, Upstream Color (« couleur à contre-courant ») n’aidera en rien à l’intégration de son auteur dans l’industrie du cinéma. Le scénario est de ceux qu’il faut reconstruire pièce à pièce après la projection, les personnages semblent souvent frappés de catatonie (un syndrome psychiatrique), le montage lacunaire demande un gros travail au spectateur (au moins la projection numérique a-t-elle rendu caduque la question « vous êtes sûr que les bobines sont dans le bon ordre ? ») et le macguffin (élément moteur du scénario) du film, un ver psychotrope, n’a rien d’appétissant.

Une surprenante beauté

Une fois énumérées ces contre-indications, il faut bien reconnaître qu’il n’y a que peu de films plus intéressants sur les écrans en ce moment. Le récit s’épanouit sur un terreau qui mélange parabole et cauchemar : l’existence de Kris (Amy Seimetz) est bouleversée lorsqu’un criminel anonyme lui inocule la larve d’un parasite qui a pour effet d’annihiler la volonté de la victime. Au lieu d’en faire l’instrument d’un complot planétaire, le maître du ténia se contente de s’approprier les biens de Kris, qui perd ainsi maison et emploi, avant d’être débarrassée du ver maléfique par un non moins mystérieux sauveur. Libre, pauvre et amnésique, la jeune femme rencontre Jeff (Carruth lui-même, qui a également écrit le scénario, composé la musique et monté le film), victime du même détournement de psyché. Avec pour seul bien commun ce qui leur a été volé, les amants tentent de reconstruire leur vie.

Filmé dans les rues d’une ville anonyme, dont l’on ne sort que pour suivre le cours d’une rivière où se joue le cycle reproductif du parasite, Upstream Color est pourtant d’une surprenante beauté, froide et sereine. Les éléments communs avec le cinéma d’horreur (la contamination, le spectacle des parasites sous la peau) sont mis en scène avec une curiosité distanciée, comme s’il s’agissait de réunir les preuves d’une épidémie : à ces symptômes physiques s’ajoute le désarroi des personnages, écrasés par un processus qui leur échappe. On peut y voir aussi bien une représentation de la ­contrainte sociale qu’une allégorie de l’amour. Contrairement à d’au­tres auteurs d’énigmes cinématographiques, Carruth ne propose pas de réponse univoque. La cohérence esthétique et onirique d’Upstream Color laisse à chacun l’espace nécessaire à sa propre version, comme un morceau de musique proposé aux interprètes.

UPSTREAM COLOR de Shane Carruth - bande annonce

Film américain de et avec Shane Carruth. Avec Amy Seimetz, Andrew Sensenig (1 h 36). Sur le Web : www.eddistribution.com/upstream-color et www.facebook.com/UpstreamColor