— Tu veux que je te dise ? C’est pas désagréable de bosser avec une femme pour changer.
— C’est vrai. On n’est pas nombreuses dans le métier.
— Il y a eu un marchand d’armes qui demandait à parler au « patron » et qui a fait marche arrière quand je lui ai dit que c’était moi la patronne.
— Ouh. Et qu’est-ce que tu as fait ?
— Je lui ai cassé les deux jambes.

Disponible depuis mardi 22 août sur PlayStation 4, Uncharted: The Lost Legacy n’est pas un jeu vidéo d’aventures féministe. En tout cas, pas officiellement, Sony se gardant bien de prendre ouvertement position dans sa communication. Mais les péripéties musclées de l’exploratrice indo-australienne Chloe Frazer, promue héroïne après la retraite de la vedette masculine Nathan Drake, laissent peu de doute. L’archéologue s’inscrit dans une nouvelle génération de héros de jeux vidéo dont les concepteurs sont conscients de l’image de la société qu’ils renvoient.

Uncharted : The Lost Legacy - Story Trailer #PlayStationE3 2017 | 23 août | PS4
Durée : 02:20

Ni adjuvantes ni objets de quête

Parfois héroïnes, plus souvent adjuvantes et surtout objets de quête, les femmes ont longtemps été réduites à des rôles archétypaux dans les jeux — à de très rares exceptions près. Or, toute l’aventure durant, Chloe Frazer et la mercenaire qui l’accompagne, Nadine Ross, détruisent un à un des clichés habituels. Au début de l’aventure, lorsque Chloe Frazer se fait intercepter dans une ruelle sombre par une patrouille de miliciens, l’ombre de l’agression sexuelle, une astuce scénaristique très décriée, plane. Il n’en sera finalement pas question.

Lorsque plus tard, des protagonistes masculins interviendront dans le récit, ce ne sera jamais sur le registre du sauveur ni du séducteur. Durant les six heures que dure l’aventure, rien ne vient jamais écorner l’image d’indépendance et d’autonomie de Chloe Frazer et de Nadine Ross. Protagonistes féminines qui existent par elles-mêmes, non sexualisées, et qui ne fonctionnent pas comme des trophées pour les personnages masculins : trois revendications féministes de longue date respectées à la lettre.

Test de Bechdel

Lorsque, en juillet, Le Monde interrogeait le directeur créatif d’Uncharted: The Lost Legacy, Shaun Escayg, sur la volonté délibérée de son équipe de mettre en scène un duo de femmes fortes, celui-ci bottait en touche, évoquant plutôt les conséquences naturelles d’une réflexion engagée par à-coups :

« C’est venu de manière très organique, quand nous avons envisagé plusieurs personnages [qui puissent faire office de héros], Chloe Frazer s’est imposée, et en l’associant à d’autres, celle qui nous semblait à la fois la mieux et la pire était Nadine Ross. Même si elles sont toutes les deux très différentes, énigmatique pour l’une, pragmatique pour l’autre, elles ont toutes deux un important instinct de survie. Cela collait [tout naturellement], mais nous en sommes assez fiers. »

Une manière d’assumer à demi-mot seulement le positionnement de l’aventure — le féminisme étant très mal considéré par une frange des consommateurs — alors que le jeu, lui, ne laisse guère l’ombre d’un doute sur les intentions des auteurs.

Il s’agit même d’un des rares cas de jeu pouvant se vanter de réussir le « test de Bechdel », censé illustrer le machisme commun d’Hollywood. Il s’articule autour de deux femmes identifiables (et même têtes d’affiche) ; elles parlent ensemble (tout le temps) ; et discutent d’autre chose que d’un personnage masculin (leur conversation tourne presque systématiquement autour de leurs passés respectifs). En dehors du drôlissime Tales of the Borderlands, en 2016, peu de titres peuvent en dire autant.

Un long héritage de héros stéréotypés

Pour l’industrie du jeu vidéo, c’est le signe d’une tardive mais réelle évolution, après des décennies de représentations sommaires ou caricaturales. Le premier héros de jeu à la Indiana Jones, dans Pitfall, en 1981, proposait un archétype d’aventurier masculin sommaire et sans réflexion derrière, Pitfall Harry. A sa manière, il établissait que la masculinité était le genre par défaut du registre des jeux d’action.

Un cliché perpétué à leur manière par Metroid, en 1986, et Alien 3, en 1993. Dans le premier, la première grande héroïne de jeu d’aventures est cachée par une combinaison spatiale, et lorsque son identité est révélée au joueur, à la fin du jeu, c’est sous la forme d’une femme en petite tenue affriolante. Il faut attendre l’adaptation d’Alien 3, et l’influence du modèle cinématographique, pour enfin incarner une mercenaire de l’espace présentée comme telle ; et encore, la jaquette du jeu se gardait bien de la mettre en avant, lui préférant le monstre.

A la fin du premier « Metroid », si le joueur achève sa quête suffisamment vite, le jeu lui révèle l’identité de l’héroïne en petite tenue. / Captures d'écran

Et puis, arrive 1996, et la célèbre Lara Croft, première icône féminine du jeu vidéo. Une exploratrice, rompue au maniement des armes et à la solitude, qui balaye de nombreux clichés sur la représentation des femmes. Mais si Tomb Raider marque une première rupture, difficile de voir une démarche féministe là où le choix du personnage semble avant tout avoir été un pari commercial. « A l’origine du projet, Lara Croft était un homme, plus proche de son modèle, Indiana Jones, rappelle Alexandre Serel, auteur de L’Histoire de Tomb Raider (éditions Pix’n Love, 2017). Si elle est devenue une femme, c’est en grande partie pour se démarquer de la concurrence de l’époque qui employait des mâles ou des mascottes. » Les premières ébauches, avec sa poitrine exubérante, témoignent d’ailleurs de la vision encore très masculocentrée de cet avatar. Les contraintes techniques — deux cents polygones en tout pour la modéliser — expliqueront son physique anguleux.

Tensions autour de Lara Croft

Pendant quinze ans, la plus célèbre héroïne de jeux vidéo est parcourue par deux approches contraires. D’un côté, son studio créateur, qui la chérit en tant que personnage positif. « C’était une femme forte, belle, indépendante, intelligente, riche, très loin des princesses à sauver dans un château. Mais le fait d’être la première à atteindre un tel niveau de notoriété lui a valu beaucoup de moqueries sur son physique, de détournements, de blagues graveleuses pendant des années », rappelle Alexandre Serei.

Mais de l’autre, son éditeur, Eidos, mise sur la provocation pour vendre. « Jamais dans les jeux, elle n’a pris une pose sexy, une attitude dégradante. C’est dans la communication d’Eidos qu’il y avait un problème. Très rapidement, ils ont fait poser Lara Croft en maillot de bain, presque nue, dans des positions érotiques », continue l’historien de la saga.

Si Lara Croft s’impose dans l’esprit de ses concepteurs comme une femme forte, son éditeur la met en scène dans des poses suggestives dans ses campagnes de communication. / Eidos

En 2012, alors qu’une nouvelle génération de féministes se penche sur les jeux vidéo, l’épisode sobrement intitulé Tomb Raider crée la polémique. Pour expliquer comment cette fille de l’aristocratie anglaise tombe dans la violence et le maniement des armes, le jeu recourt à l’artifice scénaristique d’une agression sexuelle dont l’héroïne est victime et se dégage. L’éditeur du jeu essaie de minimiser, s’interdisant de parler de « viol » ou d’« agression sexuelle », évoquant à la place une « situation pathologique ».

En France, l’épisode fit grand bruit. Notamment après le tollé suscité par le journal spécialisé Joystick, et le passage de son article consacré à la scène : « La miss est plaquée au sol ; les mains attachées dans le dos […]. Faire subir de tels supplices à l’une des figures les plus emblématiques du jeu vidéo, c’est tout simplement génial. Et si j’osais, je dirais même que c’est assez excitant. » Dans un billet de blog au vitriol, la militante féministe et développeuse de jeux vidéo Mar_Lard avait alors dénoncé « l’apologie du viol et la culture du machisme » de l’article, et plus généralement de la culture geek.

Vers une normalisation des héroïnes ?

De connotations sexuelles, il n’y aura trace dans Uncharted: The Last Legacy. Même lorsque, après une explosion, un personnage masculin se retrouve allongé au-dessus de l’une des deux héroïnes, c’est pour mieux se faire immédiatement remettre en place.

Derrière l’aventure de Chloe Frazer, c’est une tendance plus générale qui s’affirme. Plus tôt dans l’année, Aloy, la chasseuse du jeu cybernétique Horizon Zero: Dawn, sur PlayStation 4, avait déjà rappelé que femme forte et succès commercial étaient loin d’être antithétiques.

Aloy, héroïne de « Horizon : Zero Dawn », l’un des plus gros succès commerciaux de 2017. / Sony

Toujours en 2017, d’autres héroïnes devraient être à l’affiche, que ce soit dans l’extension du jeu Dishonored 2, Death of the Outsider, dans le remake d’une des premières aventures de Samus Aran, Metroid : Samus Returns, ou dans la superproduction phare de la fin d’année, Star Wars : Battlefront II. D’autres sont prévus pour 2018. Plus de deux décennies après Tomb Raider, les héroïnes de jeux d’action pourraient, enfin, cesser d’apparaître comme des exceptions.