« Tu enfanteras dans la douleur. » L’injonction biblique aurait-elle désormais disparu par la grâce de la technique ? L’analgésie péridurale (la « péri ») qui atténue les souffrances des femmes durant l’accouchement est devenue la norme en France. Pourtant, alors que s’engage un débat sur les « violences obstétricales » dans les maternités, des voix s’élèvent parmi les femmes et les soignants pour remettre en question cette pratique qui engendre des naissances toujours plus médicalisées.

Une technique efficace qui s’est développée rapidement

La péridurale consiste à injecter avec une aiguille un anesthésique local dans l’espace péridural, situé entre les vertèbres et la dure-mère. Administrée au cours d’un accouchement pour soulager les douleurs provoquées par les contractions lors du travail, elle permet aux femmes de rester conscientes et de préserver leurs facultés motrices : pousser pour faire sortir le bébé et parfois même marcher (péridurale ambulatoire). Sauf contre-indication médicale (problèmes de coagulation du sang, fièvre, tatouage), la péridurale peut être proposée à toutes les femmes.

Mise au point au début du XXe siècle, la technique s’est développée à partir des années 1970. Jusqu’alors, la souffrance était soulagée par des méthodes de préparation à l’« accouchement sans douleur », reposant sur la connaissance du corps et le déconditionnement des réflexes de peur, mises au point par le docteur Lamaze, mais décriées pour leur manque d’efficacité.

En France, la péridurale s’est développée rapidement, surtout à partir du moment où elle a été remboursée par la Sécurité sociale, en 1994 : elle a été utilisée pour 4 % des naissances en 1981, 48 % en 1995, 76 % en 2012. Cette généralisation a accompagné la concentration des maternités, qui sont passées de 1 700 en 1972 à 500 en 2012.

Des réticences persistantes

L’accouchement sous péridurale est pratiquement devenu la norme en France – il reste marginal dans d’autres pays d’Europe (15 % aux Pays-Bas, 40 % au Royaume-Uni). Pourtant, toutes les femmes ne souhaitent pas y avoir recours. Selon une étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) fondée sur l’enquête périnatale 2010, 26 % des femmes ayant accouché déclaraient pendant leur grossesse qu’elles souhaitaient s’en passer.

Toujours selon l’étude de l’Inserm, 52 % des patientes qui ne le souhaitaient pas au départ ont fini par recevoir une péridurale au cours du travail.

Etre capable de maîtriser la douleur

Les maisons de naissance, structures alternatives à l’hôpital, qui ont vu le jour en 2016 en France, assument de ne pas proposer la péridurale aux femmes, pour leur donner un rôle plus actif. « On entend des choses horribles sur l’accouchement, comme si ce n’était que de la souffrance. Après, c’est à nous de détricoter les peurs des femmes, déplore Gisèle Piroit, sage-femme à la future maison de naissance de Bourgoin-Jallieu (Isère). Mais accoucher, ce n’est pas se faire arracher une dent. C’est une douleur normale, physiologique. Des endorphines sont sécrétées par le corps de la femme. C’est supportable si on les soutient. »

Une réflexion partagée par certaines mères : « L’accouchement physiologique, sans péridurale me faisait peur, on m’avait dit que ça faisait trop mal. Alors pourquoi se passer de péridurale ?, explique Amélie Gattegno, qui a mis au monde son enfant à l’hôpital de Pontoise (Val-d’Oise), dans une maison de naissance. Mais le suivi de grossesse, la confiance en moi et en la sage-femme a fait que tout s’est bien passé. Me sentir capable de mettre mon enfant au monde m’a donné de l’assurance pour la suite. »

« Une question de sécurité »

Très bien maîtrisée, la péridurale aboutit à un vrai soulagement physique dans plus de 90 % des cas. Mais certaines femmes craignent le geste technique (une aiguille plantée dans le dos), et les effets secondaires possibles : maux de tête, engourdissements, ou, de manière extrêmement rare, des paralysies.

Par ailleurs, le fait d’avoir recours à cette technique entraîne souvent d’autres gestes médicaux en cascade. « Lorsqu’on pose une anesthésie, on modifie les conditions de la naissance, les positions, la perception du bébé, explique Paul Cesbron, gynécologue et ancien chef de la maternité à l’hôpital de Creil (Oise). Je n’y suis pas hostile, mais cela a été présenté comme une panacée. Or la péridurale médicalise par principe la grossesse. Elle entraîne une rupture quasi systématique des membranes (poche des eaux) et une pose de perfusion d’ocytocine. »

Cette injection d’hormones de synthèse, afin d’accélérer le travail parfois ralenti par la péridurale, augmente les risques de saignement en fin d’accouchement (hémorragie du post-partum), selon une étude publiée par l’Inserm en 2012. La péridurale est aussi soupçonnée d’augmenter le risque d’extraction par forceps, voire de césarienne.

Des critiques balayées par les anesthésistes qui défendent l’intérêt de la technique : « La péridurale, ce n’est pas seulement du confort, c’est aussi une question de sécurité, justifie Yves Rebufat, président du Syndicat national des anesthésistes (SNPHARE). Si on doit faire une césarienne en urgence et qu’un cathéter est déjà posé, on a juste à injecter un produit qui permet d’intervenir en cinq minutes. Sinon, il faut faire une anesthésie générale, avec plus de risques. »

Yves Rebufat assure que les anesthésistes ne « forcent pas la main » aux patientes. Ils n’y ont d’ailleurs pas un intérêt personnel, puisqu’ils ne sont pas payés à l’acte mais salariés de l’hôpital. « Les anesthésistes expliquent aux femmes les avantages et les inconvénients, et ce sont elles qui prennent la décision. Le mythe de l’anesthésiste qui rôde la nuit dans les couloirs de la maternité pour faire des péridurales est faux. »

Un soulagement aussi pour les sages-femmes

Pourtant, le recours massif à la péridurale semble être intimement lié au fonctionnement hospitalier. Le Collège national des sages-femmes (CNSF) confirme en effet que ce geste technique est souvent la solution pour qu’une seule praticienne puisse s’occuper de plusieurs femmes qui accouchent en même temps à la maternité. « Les surcharges de travail et les pratiques non conformes au respect de la physiologie sont à la fois causes et conséquences du non-respect des femmes et de leurs choix, déplore le CNSF dans un communiqué. Elles perdent la sécurité affective et émotionnelle au profit de l’organisation des soins et des pratiques. »

Ce ressenti professionnel est corroboré par les observations de chercheurs en sociologie : « Plusieurs études, notamment celle de Danièle Carricaburu, montrent que la péridurale et le déclenchement ne servent pas seulement à soulager la douleur des femmes, mais à organiser et réguler le flux des patientes dans les structures hospitalières, détaille Maud Arnal, qui fait un doctorat sur le soulagement de la douleur lors de l’accouchement à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess). Il s’agit donc d’une question de santé publique, mais aussi d’un enjeu de sexe et de genre : les cris et la douleur font peur au mari et aux professionnels. La péridurale répondrait à des injonctions comme l’idée que pour être une bonne mère il faut rester douce et tranquille. »

Dossier : accoucher autrement

Une petite « révolution » s’est opérée en 2016 pour les futures mamans : il est désormais possible d’accoucher dans des maisons de naissance, qui sont à mi-chemin entre l’hôpital et le domicile. Une expérimentation a été lancée pour cinq ans dans neuf structures en métropole et dans les départements d’outre-mer.

A cette occasion, nous avons souhaité réaliser un état des lieux de la naissance et de ses questionnements. Retrouvez ici tous les articles de notre dossier :