Chambre-témoin du Pavillon du Brésil de la Cité internationale universitaire de Paris, après sa restauration de 1997 à 2000. / Igor Stefan/Editions Norma

Certains étudiants sont plus chanceux que d’autres. C’est le cas des 12 000 élèves et chercheurs qui logent en cette rentrée à la Cité internationale universitaire de Paris (CIUP), dans un parc de 34 hectares, dans le 14e arrondissement de Paris. Cette oasis verte abrite 37 pavillons nationaux ou « Maisons », conçus de 1925 à 1969 – pour certains par les plus grands architectes (Le Corbusier, Lucio Costa, Willem Marinus Dudok, Claude Parent) – au service d’une utopie pacifiste. Etre « une école des relations humaines pour la paix ».

Le « rapprochement des peuples » se fait dès le porche d’entrée, le nom de la cité tracé dans un mariage de caractères des cinq continents (signalétique de Ruedi Baur avec le designer Eric Jourdan et le typographe André Baldinger). Le brassage culturel se poursuit avec la cohabitation éclectique chic, sur une même pelouse, de loggia à arcades (Maison de l’Italie), toit pagode (Maison du Japon), colonnes ioniques (Fondation hellénique) et autres beffrois (Fondation Deutsch de la Meurthe)… Le design d’intérieur a joué un rôle tout aussi crucial, et avant-gardiste, au service de la paix. Il s’agissait, avant l’heure, de favoriser le bien-être et les échanges. Charlotte Perriand (1903-1999) a été, parmi d’autres grands « assembliers » de l’époque tels Jean Prouvé, Jacques-Emile Ruhlmann, Charles Eames ou encore Arne Jacobsen, un artisan majeur du projet. Son travail servira de référence.

Charlotte Perriand. L’œuvre complète, une trilogie de Jacques Barsac publiée en 2017 aux éditions Norma, montre combien cette première femme designer, et rare femme du début du XXe siècle à percer dans le domaine de l’architecture, s’est investie corps et âme dans cette cité utopique. Dans le Pavillon suisse, construit par Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand va aménager, entre 1931-1933, les chambres de 6 m sur 2,80 m. Elle réussit à y glisser tout le confort : penderie en épi, placard, casier-bibliothèque, lit, table, tableau d’affichage et fauteuil, et surtout lavabo individuel et douche. Un exploit de rationalisation de l’espace et d’hygiène : il faudra attendre 1975 pour qu’en France 70 % des ménages disposent d’une salle de bains !

Croquis, mine de plomb sur calque, de Charlotte Perriand (mai 1952) pour la Maison de la Tunisie. / Éditions Norma

Pour la Maison de la Tunisie (architecte Jean Sebag) inaugurée au printemps 1953, Charlotte Perriand est responsable de quarante chambres, avec la participation des plasticiens Sonia Delaunay, Nicolas Schöffer, Silvano Bozzolini pour la polychromie et des Ateliers Jean Prouvé pour l’exécution. Elle prend d’abord soin d’énumérer tous les biens nécessaires à un étudiant : des chaussures aux livres, des couverts aux vêtements, « dont elle relève les dimensions, afin d’être le plus exact possible dans les volumes de rangement », précise Jacques Barsac, son gendre et auteur de la trilogie aux éditions Norma. Ainsi est née la bibliothèque Tunisie (1952), meuble mythique qui se déploie sur le mur à partir d’un système de rangement posé sur un plateau débordant à droite ou à gauche (et qui peut faire office de banquette).

Charlotte Perriand adjoint à cette bibliothèque murale un plan de travail sous la fenêtre, et une table glissée au-dessous. Soit une surface disponible pour l’étudiant de 3,50 m2 pour étaler ses livres et papiers. Jacques Barsac montre, au fil des chantiers, une désigneuse studieuse : entêtée et inventive, elle introduit de nouvelles formes et de nouveaux matériaux, tels ces tiroirs-casiers en plastique moulé, économiques et colorés qui viennent ponctuer de gaîté les casiers des étudiants (1952). Pour la Maison du Mexique, construite par Jorge Medellin, elle crée une bibliothèque du même type que celle de la Maison de la Tunisie. Sauf qu’elle est conçue comme un élément séparateur, utilisable sur les deux faces, côté chambre pour les livres et côté salle d’eau pour les objets de toilette.

Meuble-penderie-rangement en épi (1958) avec ses tiroirs-casiers de plastique coloré installé au Pavillon du Brésil de la Cité internationale universitaire de Paris. / Igor Stefan/Éditions Norma

Charlotte Perriand y ménage aussi des ouvertures et des échancrures pour « laisser filer l’œil » et masquer l’exiguïté de la pièce. « Sa démarche pour parvenir à la forme de la bibliothèque Mexique figure sur un calque qui révèle le cheminement de sa pensée, les tâtonnements, les doutes, les retours en arrière, les références aux modèles précédents », écrit son gendre dans le livre 2 qui lui est consacré. Charlotte Perriand réutilise notamment les tabourets de berger qu’elle a dessinés, en hommage à ses origines bourguignonne et savoyarde.

Le Corbusier, qui la cantonne souvent « à un rôle de simple exécutante », doit reconnaître son talent. « Le miracle même dans les tabourets pour faire la traite… des vaches, qui semblent ravir les dames ; cela leur permet de croiser facilement les jambes sans porter atteinte à la pudeur !!! », écrit-il au lendemain de l’inauguration de la Maison du Brésil, le 24 juin 1959, pour laquelle elle a, là encore, aménagé avec talent l’intérieur. « Notre Corbu, écrit-elle à Pierre Jeanneret. Je pense que nous ne pouvons pas nous en détacher, pas plus toi que moi – et ses manières avec nous peuvent nous causer de la joie ou de la peine, c’est ainsi… »

Aujourd’hui, le mobilier de Charlotte Perriand – fonctionnel, standardisé mais aussi d’une grande valeur plastique – se vend à prix d’or sur le marché. Seules deux chambres témoins subsistent à la CIUP : au Pavillon suisse et à la Maison du Brésil. A contrario, les étudiants du Collège néerlandais vivent et travaillent dans des meubles historiques dessinés, en même temps que l’édifice, par l’architecte moderniste Willem Marinus Dudok en 1938. « Le paradoxe, c’est que nos étudiants sont fiers d’habiter dans un lieu d’exception. Mais les bibliothèques gigantesques aux dépens des penderies minuscules et les lits qui ne dépassent pas 1,90 m au lieu de 2,20 m de long… ne sont guère adaptés à leurs besoins », reconnaît Fabien Oppermann, directeur du Collège, le seul de la CIUP intégralement classé Monument historique. Comment ce mobilier a-t-il survécu à un demi-siècle d’histoire ? Il était, tout simplement, intégré au mur.

Charlotte Perriand. L’œuvre complète, de Jacques Barsac, éditions Norma, tome 1 : 512 p., 95 € ; T2 : 528 p., 95 € ; T3 : 528 p., 95 €.