Film en avant-première sur Arte à 22 h 50

JEANNETTE L'ENFANCE DE JEANNE D'ARC Bande Annonce (Musical - Cannes 2017)
Durée : 02:41

A l’inverse de la comédie musicale américaine, qui a toujours été ­fa­çonnée dans les ­règles de l’art, la comédie musicale française est traversée par un ­ama­teurisme revendiqué, se soustrayant à l’obligation d’exactitude, de synchronicité parfaite, de ­numéros musicaux réglés au millimètre. C’est, semble-t-il, dans cet héritage que s’inscrit Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, de Bruno Dumont, film ­musical qui adapte deux textes de Charles ­Péguy : Jeanne d’Arc, pièce de théâtre qu’il a écrite à 23 ans, et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, ­rédigé en 1910, quand il avait 37 ans.

Tourné dans le Nord, avec des acteurs non professionnels sélectionnés dans les environs, le film se compose de deux parties, l’enfance et l’adolescence de Jeanne. Il y a, à l’origine même du projet, la volonté du cinéaste d’organiser ­la rencontre entre des éléments ­totalement hétérogènes et a pri­ori discordants : le lyrisme ­in­candescent de Péguy, les chorégraphies de Philippe Decouflé et la musique du compositeur Igorrr, matière grumeleuse que des corps amateurs, enfants et adolescents, doivent porter sur leurs frêles épaules.

Avec nous, le film capte et s’émeut de la fragilité des corps, aux gestes encore peu assurés, de ces voix parfois vacillantes en bout de phrase, de ce souffle qui se reprend pour tenter d’être à la hauteur du texte, à la manière d’écoliers récitant une poésie au ­tableau. Il suffit de voir la première scène, d’une beauté inouïe, absolument nouvelle : la petite Jeannette (Lise Leplat Prudhomme) marche dans la Meuse et, du fond du plan, s’avance vers nous, se poste droit devant la caméra en chantant. Sa concentration, son sérieux et son regard planté dans la caméra se muent en ferveur. Dans le soin qu’elle met à bien faire, le corps de la petite fille ­rejoint celui du personnage.

Lise Leplat Prudhomme dans « Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc », de Bruno Dumont. / © ROGER ARPAJOU

Le choix du son direct, rare dans la comédie musicale, accentue l’idée d’une ligne du texte pure, éblouissante, sur laquelle viendraient s’agréger les impuretés du monde alentour : gaucherie d’un enfant, maladresse naturelle de ses gestes, bêlement d’un mouton qui casse subitement le ­sérieux de la scène, chutes et ­gamelles en tout genre. Par les ­vibrations de l’amateurisme, le texte surgit, se fait entendre. La maîtrise n’est là que pour faire ­advenir la non-maîtrise, le tournage fait apparaître le monde.

Le goût de Bruno Dumont pour les acteurs non professionnels, pour les enfants (P’tit Quinquin), c’est le goût de l’innocence qu’il a mis en scène dans Ma Loute, un jeu de massacre entre acteurs professionnels et amateurs. Si la grâce advient, elle surgit de ce qui rate, de ces « manques d’être », comme il le dit lui-même. Ce qui relie ­Du­mont au cinéma, c’est moins une politique qu’une mystique du présent et du tremblement.

Une œuvre de friction

Jeannette est une petite fille dans la tourmente, hantée par le mal, torturée par l’ardeur de sa charité et par la révolte qui l’habite, comme privée d’enfance, trop tôt un corps politique. « Je n’aurais ­jamais cru que la mort de mon âme fût si douloureuse. » Sa jeunesse n’est qu’une longue ­attente avant de pouvoir enfin quitter Domrémy pour Orléans, une ­attente lancinante que le réalisateur appuie par le choix de filmer dans très peu de décors, par de longues séquences, provoquant un sentiment de surplace que vient exacerber la musique.

Ici, on n’emporte avec soi nul ­refrain entêtant, on est plus proche d’une sorte de litanie mise en musique. Les mélodies et les airs sont confiés aux acteurs eux-mêmes, chantant par-dessus la musique d’Igorrr, qui glisse de l’électro-pop au metal. Là encore, musique et danse reçoivent ce ­que les ­acteurs mettent : ­vocalises de télé-crochet, rap, headbanging, teck­tonik, une danse très énergique qui accompagnait un genre de musique à la mode chez les jeunes dans les années 2000.

Interview de Bruno Dumont, réalisateur de "Jeannette l'enfance de Jeanne d'Arc"
Durée : 03:26

La comédie musicale, non pas comme ce qui met au pas les ­acteurs, mais ce qui n’en finit plus de se dilater, d’accueillir. Un genre que Dumont reprend pour le ­dérégler et lui tordre le cou, l’emmener à la limite de ce qu’il peut donner. Au risque parfois de la ­cacophonie ou de l’indigestion qu’atteint forcément le film à force de malaxer une matière ­hétérogène, de se refuser à la fluidité. Le film n’aménage aucune espèce de respiration, mais s’engouffre dans une répétition censée agir comme une transe.

Passé la sidération, le dispositif prend le risque de tomber dans le systématisme. C’est à la fois le ­sujet du film – une jeune fille qui tourne en rond dans l’attente de son destin – et un point de non-retour qu’atteint Dumont, le bout d’une quête entamée avec P’tit Quinquin : moins de la fiction qu’une friction entre le tournage et la grande marmite du réel, d’où surgit quelque chose d’aussi inédit qu’incertain. En ­ce sens, Jeannette fait figure d’aboutissement et, comme son ­héroïne, se tient en équilibre ­entre la pesanteur et la grâce.

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, de Bruno Dumont. Avec Lise Leplat Prudhomme, Jeanne Voisin, Lucile Gauthier (Fr., 2017, 105 min). Sortie nationale le 6 septembre 2017.