LES CHOIX DE LA MATINALE

Nous avons choisi cinq livres beaux et sombres pour clore l’été.

ROMAN. « Summer », de Monica Sabolo

Lors d’un pique-nique au bord du lac Léman, un été, la belle Summer a disparu. S’est-elle noyée ? Enfuie ? A-t-elle été enlevée ? C’était il y a vingt-quatre ans. Tout juste adolescent à l’époque, Benjamin, son frère, a presque tout oublié de ce jour. A 38 ans, visité de plus en plus souvent par des rêves mettant en scène le lac, et jamais remis de cet événement qui l’a projeté comme hors du réel, il s’allonge sur le divan d’un psychanalyste. Et, pour sauver sa peau, mène l’enquête, dans ses souvenirs enfouis, puis auprès de sa mère et de ceux que la famille côtoyait à l’époque, sur la disparition de Summer.

Histoire de fantôme et d’absence (comme l’était Crans-Montana, le précédent roman de Monica Sabolo), ce Summer à l’obsédante beauté est gorgé de métaphores et de comparaisons liquides, donnant l’impression que les personnages évoluent dans une lumière aqueuse, avec la lenteur qu’imprime l’eau aux mouvements. Raphaëlle Leyris

Summer, de Monica Sabolo, JC Lattès, 316 p., 19 €.

JC LATTÈS

ROMAN. « Cette chose étrange en moi », d’Orhan Pamuk

Les quelque 700 pages de Cette chose étrange en moi, publié en 2014 en Turquie, confèrent à l’œuvre déjà considérable du Prix Nobel de littérature Orhan Pamuk une dimension neuve et profondément réjouissante. Jouant avec maestria et fraîcheur de tous les codes du roman moderne, Pamuk donne corps à la mégapole qu’est devenue Istanbul, au rythme d’une histoire puisant à la source picaresque dès les deux sous-titres qui en fixent le cadre : La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis & Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages.

Né en 1957 dans un village d’Anatolie, Mevlut Karatas est arrivé à 12 ans à Istanbul, « capitale du monde », espérant réussir le lycée tout en aidant son père dans son commerce ambulant de yaourt et de boza, la boisson fermentée traditionnelle dont les gens pieux aiment à prétendre qu’elle n’est pas alcoolisée. Nommé « notre héros », comme il se doit, Mevlut privilégie la rêverie à l’ambition ou au combat nationaliste, contrairement à ses cousins. Tandis que ces derniers se jouent de lui et s’enrichissent à grande vitesse dans l’immobilier, le rêveur « au visage poupon » et « au regard intelligent » qu’est Mevlut continue de sillonner les rues, le soir, pour écouler difficilement une boza de plus en plus suspecte dans les maisons où le raki n’a pas triomphé.

Cette chose étrange en moi est une invitation à l’exploration des nappes phréatiques de l’être, dont le mystère, en l’occurrence, épouse celui de la ville et de sa vie organique. Des mots passant pour désuets sur la scène contemporaine y retrouvent un charme puissant, au sens magique du terme : en toute innocence. Bertrand Leclair

Cette chose étrange en moi (Kafamda bir tuhaflik), d’Orhan Pamuk, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, « Du monde entier », 686 p., 25 €.

GALLIMARD

ROMAN. « Le Jour d’avant », de Sorj Chalandon

Aux deux tiers environ du Jour d’avant, Sorj Chalandon a placé une révélation qu’il serait criminel de dévoiler. Mais elle éclaire d’un jour extraordinairement différent tout ce qui nous a été raconté jusque-là, sans pour autant contaminer l’évocation du 27 décembre 1974, et de la catastrophe de Liévin (Pas-de-Calais) où une explosion au fond de la mine tua 42 hommes. Depuis lors, Michel Flavent a juré de venger son frère Joseph, et tous les siens. Après la mort de sa femme, il passe à l’acte, ce qui lui vaudra un procès aux assises, où tout se dénouera.

Sorj Chalandon parvient à mêler l’évocation vibrante du monde de la mine, de la fierté ouvrière du Nord, à l’exploration des questions qui hantent son œuvre (de La Légende de nos pères à Profession du père, en passant par l’admirable diptyque constitué par Mon traître et Retour à Killybegs) : le mensonge et la trahison. Les tourments des âmes grises.

Ce faisant, son beau roman du deuil, du souvenir, de la duplicité et de la honte, se transforme aussi, discrètement, le temps du brillant réquisitoire d’un avocat général, en réflexion sur la fiction autant que sur le droit à trahir ses proches en « brodant » autour de leur histoire – en en faisant de la littérature. Acquitté, Sorj Chalandon offre une forme de rédemption à Michel, son héros. Et réussit à faire de son livre de suie et d’ombre, d’apparence si sombre, un texte aux dernières pages lumineuses. R. L.

Le Jour d’avant, de Sorj Chalandon, Grasset, 336 p., 20,90 €.

GRASSET

RECIT. « La Petite Danseuse de quatorze ans », de Camille Laurens, Stock

Sur sa table de travail, Camille Laurens possède une carte postale représentant en triptyque la Petite danseuse de quatorze ans, d’Edgar Degas, qui lui permet de contempler la sculpture de face, de dos et de profil. Découpé en trois parties, le texte qu’elle consacre à cette œuvre repose sur le même principe.

Examinant le contexte de sa création – et la place, dans le travail de Degas, de cette pièce élaborée entre 1875 et 1880, qui fit scandale au Salon des indépendants en 1881 et qu’il ne ressortit plus de son atelier jusqu’à sa mort, en 1917 –, il raconte le quotidien terrible des petits rats de l’Opéra à l’époque – fillettes pauvres livrées au « Minotaure parisien », comme l’écrivait Théophile Gautier, et souvent promises à la prostitution –, et plus particulièrement celle du modèle de Degas, Marie Geneviève Van Goethem.

Pour « remplir » sa sculpture de cire, raconte Camille Laurens, Degas a mis à peu près tout ce qui lui tombait sous la main. La beauté du livre tient aussi à l’hétérogénéité de sa matière : l’écrivaine malaxe ensemble, avec beaucoup de justesse, la rigueur de la description et de l’analyse, avec l’émotion que lui inspire cette statue (depuis toujours, elle lui « serre le cœur »), et celle de découvrir, au fil de ses recherches, ce que fut la vie de Marie, et les résonances avec la sienne propre.

Se présentant en quelque sorte comme un « pas de côté » dans l’œuvre de Camille Laurens, La Petite Danseuse de quatorze ans mérite d’y occuper une pleine place. R. L.

La Petite Danseuse de quatorze ans, de Camille Laurens, Stock, 176 p., 17,50 €.

STOCK

HISTOIRE. « La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre. 1939-1945 », de Nicholas Stargardt

C’est un livre ample et propre à nourrir les discussions de façon subtile et originale. Dans La Guerre allemande, Nicholas Stargardt retrace les années 1939-1945 telles que les Allemands les ont vécues. Avec beaucoup de finesse et même d’élégance dans l’écriture, l’historien restitue leurs dilemmes, leurs angoisses ou leur égoïsme devant les crimes et les destructions. Surtout, il expose la terrible banalité des justifications données à leurs actes par les soldats allemands plongés dans les abîmes ouverts par la violence guerrière à l’Est.

Dans les passages les plus forts du livre, Nicholas Stargardt s’interroge aussi sur le « secret partagé » de l’extermination, tout particulièrement à l’été 1943, lorsqu’une atmosphère de panique saisit le pays dans la foulée des raids aériens ayant annihilé Hambourg et après la chute de Mussolini. A cette période, contrairement à ce que l’on a longtemps écrit, les médias débordent d’allusions contrôlées au génocide, dans une « affirmation à moitié déclarée de complicité collective ».

Ni apologétique ni simpliste dans son incrimination des complicités ou passivités ordinaires, ce livre important fait prendre la juste mesure de la faillite morale au cœur de la catastrophe allemande. André Loez

VUIBERT

La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre. 1939-1945 (The German War. A Nation Under Arms, 1939-1945), de Nicholas Stargardt, traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, Vuibert, 782 p., 29 €.