Une des silhouettes disposées à Dannemarie (Haut-Rhin), le 26 juillet. / Vincent Voegtlin / PHOTOPQR/L'ALSACE/MAXPPP

Deux logiques irréconciliables se sont affrontées devant le Conseil d’Etat mercredi 30 août au sujet des silhouettes affichées dans les rues de Dannemarie (Haut-Rhin). Cette commune de 2 300 habitants avait disposé sur la voix publique 125 panneaux en contreplaqué dans le cadre d’une « année de la femme » décidée par le maire Paul Mumbach (sans étiquette). 65 objets (sacs à main, talons hauts, etc.) et 60 silhouettes de femmes (élancées, glamour, en maillot de bain…) censés représenter la femme étaient ainsi exposés.

Saisi par l’association féministe Les Effronté-e-s, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a ordonné le 9 août à la mairie de retirer ces 125 panneaux de l’espace public, soulignant que « ces illustrations qui dévalorisent les femmes » causent « un trouble à l’ordre public ». Sous la présidence de Pascale Fombeur, la formation collégiale du Conseil d’Etat, réunie pour les affaires les plus délicates, examinait mercredi le recours de la mairie.

Les grands principes sur l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression artistique ou le respect de la dignité humaine ont été convoqués à l’audience. Pour Bertrand Périer, avocat au Conseil d’Etat, intervenant pour le compte de Dannemarie, ces panneaux ne relèvent en rien d’une politique publique mise en œuvre par le maire, mais de « choix esthétiques » de son adjointe chargée de la décoration de la ville. Prenant lui-même ses distances avec certains de ces choix, il souligne que « le juge n’est pas l’arbitre du bon goût, sinon cela s’appelle l’art officiel ».

« Une conception de la femme inspirée par des stéréotypes »

Pour conjurer tout procès en sexisme, l’avocat a beau jeu de rappeler que, parmi les manifestations organisées cette année par la mairie, des femmes ont été récompensées pour leur engagement citoyen, une exposition sur le rôle des femmes durant la première guerre mondiale a été présentée, et une rue a été rebaptisée Monique Wittig, du nom de cette théoricienne du féminisme née à Dannemarie qui a été l’une des initiatrices du MLF.

Pour Lorraine Questiaux, avocate des Effronté-e-s, habituées à attaquer les publicités sexistes de telle ou telle grande marque, le maire « représentant de l’autorité publique ne peut pas revendiquer de liberté d’expression artistique ». Alors que la loi enjoint depuis 2014 aux collectivités locales de promouvoir l’égalité des sexes, les panneaux de Dannemarie « ostensiblement sexualisés, reprenant les stéréotypes dégradants de la femme-objet ou de la femme dépensière », en prennent le contre-pied.

Pour MQuestiaux, si « le principe de dignité est indubitablement mis en cause, celui de l’égalité l’est aussi ». C’est le débat juridique dans le débat de société. La présidente de l’audience n’a pas manqué de souligner que « le Conseil d’Etat n’a jamais reconnu le principe de l’égalité comme une liberté fondamentale » pour laquelle une atteinte grave et illégale peut justifier l’intervention du juge des référés. Or l’association appelle la haute juridiction à faire évoluer la jurisprudence sur ce point, comme a voulu le faire le juge de Strasbourg. Celui-ci, se basant sur l’analyse de cinq silhouettes, a jugé qu’elles « illustrent une conception de la femme inspirée par des stéréotypes et la réduisant de façon caricaturale, et parfois de façon graveleuse, à la fonction d’objet sexuel ». « Rien dans le dossier ne montre un quelconque trouble à l’ordre public », plaide au contraire Me Périer.

« Choix artistique »

L’une des silhouettes représente une femme assise à califourchon sur une chaise, les jambes écartées. « Pour moi, c’était Patricia Kaas qui chante “Cabaret” », a plaidé devant le Conseil d’Etat l’adjointe au maire à l’origine du « choix artistique ». Mais cette image aurait été piochée sur Internet à la rubrique « femmes sexy ». « Ne pensez-vous pas que trois ou quatre silhouettes peuvent choquer, prêter à interprétations et donner une connotation à l’ensemble ? », a interrogé en vain Mme Fombeur.

MQuestiaux souligne l’urgence de la situation : « Le législateur a multiplié les lois en faveur de l’égalité depuis 1944, mais n’arrive toujours pas à atteindre cet objectif. » Pour Les Effronté-e-s, il existe un continuum entre la violence symbolique véhiculée par ces images stéréotypées et les discriminations ou les violences physiques dont sont victimes les femmes.

Me Périer a mis en garde le Conseil d’Etat sur les conséquences d’une censure. « Une telle décision légitimerait de futures actions pour interdire par exemple la projection d’un “James Bond” à un festival de cinéma organisé dans une commune, au nom des images stéréotypées de femmes-objets des James Bond Girls », a-t-il plaidé.

Le Conseil d’Etat rendra sa décision d’ici à vendredi soir.