En ce printemps 1993, Jean Todt est las. Lassé du sport automobile, dont il pense avoir fait le tour après douze ans passés à la tête de Peugeot Sport, qu’il a fondé en 1981. Depuis, il a tout gagné : championnat du monde des rallyes, deux fois, en 1985 et en 1987 ; Paris-Dakar, quatre fois, de 1987 à 1990 ; les 24 Heures du Mans deux fois, en 1992 et 1993. Un palmarès qui lui fait espérer un poste chez PSA bien au-dessus des sports mécaniques. Mais rien ne vient en cette fin de juin.

Jusqu’au coup de fil du patron de Ferrari, Luca di Montezemolo. Il lui propose un défi impossible, redresser la Scuderia, qui, après deux saisons sans victoire, traverse une crise historique. Enfin un challenge à la hauteur des ambitions de Jean Todt, qui débarque au siège de Maranello, près de Modène en Italie, dès juillet 1993. « Quand il est arrivé, il y avait tout à faire », rappelle le pilote de F1 français Jean Alesi. L’usine, vétuste, peuplée de légendes, vit sur le passé.

L’accueil est mitigé. Passionnés et excessifs, les tifosi ne voient pas en quoi ce petit homme de 47 ans, premier non-Italien à la tête de Ferrari Sports, peut les sauver, alors qu’il n’a aucune expérience en formule 1. « Jean était attendu de pied ferme. Les équipes ne voyaient pas sa nomination d’un bon œil », confirme au Monde Stefano Dominicali, futur successeur de Jean Todt (2008-2014) et actuel PDG de Lamborghini.

Rencontré en marge des 24 Heures du Mans, le 18 juin, Jean Todt reconnaît du bout des lèvres une « pression » des médias et des supporters italiens alors. Avec le recul, il préfère croire que sa nationalité l’a finalement aidé « dans la mesure où je n’étais pas réceptif aux critiques de l’époque. J’avais l’objectif de porter la Scuderia Ferrari au plus haut niveau. Le reste avait peu d’influence sur moi. »

Une victoire en 1994, de Gerhard Berger, une autre de Jean Alesi en 1995 ne suffisent pas à calmer les impatiences. Ni à convaincre Jean Todt, qui veut le meilleur pilote, l’Allemand Michael Schumacher, quitte à sacrifier l’Avignonnais.

« Chez nous, chez Ferrari »

« Officiellement, Michael accepte de venir en août 1995 et arrive chez nous, chez Ferrari, en janvier 1996, raconte Jean Todt. Ferrari est une marque emblématique. Il avait été champion du monde en 1994 et était en bonne voie de devenir champion en 1995 [avec Benetton]. Il avait envie de défi. Et le plus grand, pour ce double champion du monde, c’était de venir chez Ferrari, alors que Ferrari n’avait plus eu de champion depuis seize ans [le Sud-Africain Jody Scheckter, 1979]. » L’argument financier a dû aussi jouer. Ferrari, appuyé par ses sponsors, aurait déboursé entre 225 et 275 millions de francs pour deux saisons, faisant de l’Allemand le pilote le plus payé au monde.

« Là où Nigel Mansell, ou plus encore Alain Prost, le quadruple champion du monde, ont échoué, Michael Schumacher peut-il réussir ?, s’interroge pourtant Le Monde à l’époque. Luca Di Montezemolo et son conseiller Niki Lauda en sont persuadés. Todt n’est pas sûr de lui mais croit en son poulain. « Si on avait Michael à bord, le paramètre pilote était incontestable et c’était une source de motivation pour toute l’équipe. »

Jean Todt s’apprête pourtant à vivre les pires années de sa carrière, les plus intenses aussi, qui le marqueront à vie. « On savait que si on prenait le champion du monde en titre et si ça ne marchait pas, ce serait mis sur le dos de l’équipe. C’est ce qui s’est produit », poursuit l’actuel président de la Fédération internationale de l’automobile (FIA). Effectivement, dès juin 1996, « après cinq-six Grands Prix qui s’étaient mal passés, ma position était menacée. Michael, que je ne connaissais qu’à titre professionnel à l’époque, a alors pris la parole : “Si Jean Todt devait être remercié, je partirais également.” » L’intervention du double champion emporte la décision.

Todt s’arroge les services des deux techniciens Ross Brawn et Rory Byrne, vidant au passage un peu plus Benetton de sa substance. La chance n’est pas au rendez-vous pour autant. « En 1997, le titre pilote échappe à Michael à la dernière minute, en 1998 lors de la dernière course, en 1999 lors de la dernière course également. » Une courte synthèse pour ne pas revenir sur ces cinq années terribles durant lesquelles, sous le feu des critiques, celui que l’on appelle le petit Napoléon va s’endurcir, se fermer, aux médias, au milieu de la F1, trop « dur ».

Première éclaircie en 1999, avec le titre constructeur, obtenu grâce à la régularité d’Eddie Irvine – Schumacher, blessé à Silverstone manque six courses. Il annonce un des plus longs cycles victorieux qu’ait connu la Scuderia. En 2000, avec neuf victoires, Schumacher décroche le double titre mondial, constructeur et pilote, ce qui n’était pas arrivé à Maranello depuis vingt et un ans. Il enchaîne les titres mondiaux, cinq jusqu’en 2004, l’année de tous les records : sur 18 Grands Prix, Ferrari en rafle 15, 13 pour Schumacher, 2 pour Rubens Barrichello, soit 8 doublés. De l’inédit. « Dans toutes les tempêtes que l’on a traversées, on est restés solidaires et soudés. L’obstination, la détermination nous ont portés au succès. »

Jean Todt et Michael Schumacher à Suzuka (Japon) en 2000. / DPPI / DPPI

Les paddocks s’habituent à la silhouette de Jean Todt parmi les mécaniciens, en bord de piste, son casque à double antenne sur la tête. Le petit Napoléon s’est mué en Jiminy Criquet. Les images de joie se succèdent, le pilote porté par le patron, et inversement. Cette période dream team n’exclut pas les critiques. « Malgré un comportement souvent détestable sur la piste, Schumi n’a que rarement été égratigné par la FIA au temps de sa gloire », relaye ainsi F1i.com, le 5 juillet.

Cinq années pour parvenir aux sommets, cinq années pour y rester, tel est le cycle naturel observé en formule 1. L’arrivée d’un jeune pilote fougueux chez Renault, l’Espagnol Fernando Alonso, va sonner le glas de la domination rouge. Au terme d’une saison 2005 agitée, « Schumi » annonce son départ de Ferrari en 2006. Felipe Massa hérite du poste de pilote nº 1. Le charme est rompu. Jean Todt quitte Maranello.

« Résister à la souffrance »

Michael Schumacher, ambassadeur de la FIA pour la sécurité routière au côté de Jean Todt, le 16 janvier 2009 à San Jose (Costa Rica). / YURI CORTEZ / AFP

Ces treize années, il les a vécues comme « un accélérateur pour comprendre la nature humaine, la bonne comme la mauvaise ». Quand on lui demande depuis ce que Ferrari lui a apporté, il répond invariablement « résister à la souffrance ». Même si, depuis son élection à la FIA en 2009 et son implication dans la sécurité routière, il relativise. « La vraie souffrance, ce sont les gens qui n’ont pas les moyens de s’acheter des médicaments, qui n’ont pas les moyens de manger, de dormir. Moi, c’est une souffrance d’élite, de privilégié. »

Jean Todt a changé, marqué au fer des voitures rouges de la Scuderia. « Le sport automobile ne l’intéresse plus. Il vit dans un autre monde », estime Stéphane Clair, président du circuit Paul-Ricard au Castellet (Var), qui a côtoyé le Todt « meneur » du team Peugeot sur le Paris-Dakar. Difficile à croire lorsque l’on entend Todt s’emballer : « Ferrari, c’est formidable ce qu’ils sont en train de faire ! Avec une équipe où un certain nombre de personnes clés sont parties, où il n’y a pas beaucoup de nouveaux, ils se trouvent, après 6 Grands Prix, en tête du championnat du monde des pilotes. C’est exceptionnel. » Une semaine plus tard, à Bakou (Azerbaïdjan), Sebastian Vettel tamponnait la Mercedes de Lewis Hamilton, faisant craindre aux tifosi la suspension de leur leader.

Vettel n’a, finalement, été pénalisé que d’un arrêt au stand de dix secondes, sur décision de la FIA – rebaptisée par les moqueurs Ferrari International Assistance. Las, Jean Todt ? A 71 ans, il rempile et candidate à sa propre succession, en septembre 2018, pour un troisième mandat.