Kémi Séba lors d’une conférence de presse, le 6 juillet 2006 à Paris. / JEAN AYISSI/AFP

Journaliste et blogueur sénégalais, Racine Assane Demba est l’auteur d’une réflexion intéressante sur l’affaire Kémi Séba, militant « panafricaniste » autoproclamé qui défraye la chronique depuis qu’il a brûlé un billet de 5 000 francs CFA en public à Dakar. Il a préféré que ce texte ne soit pas publié en premier sur Le Monde Afrique, pour les raisons qu’il explique ainsi :

J’ai voulu publier ce texte dans un média sénégalais et non étranger, surtout pas français comme Hamidou Anne l’a fait sur un sujet connexe, pour éviter le procès du « vendu » et pour pouvoir poser ce que je pense être le véritable débat. Dans le même souci de refus que le sens du propos soit déplacé, je prends la précaution – dans une discussion normale, elle serait superflue – de préciser que je n’ai jamais mis les pieds en France.
Privés de « l’argument » consistant à taxer leur contradicteur d’« agent du Quai d’Orsay », peut-être ceux qui se sont arrogé le droit de décerner des certificats d’« africanité » pourront-ils répondre sur le fond. Mes lecteurs m’excuseront de leur infliger ce préambule qui, dans une agora saine, relèverait de l’accessoire. J’en viens au principal : est-il permis de critiquer Kémi Séba ?

C’est ainsi au site sénégalais Seneplus qu’il a confié sa tribune. Au vu de l’intérêt de ce texte et en accord avec l’auteur, nous la proposons également à nos lecteurs. Nous en profitons pour rappeler que Le Monde Afrique est un média strictement indépendant qui ne représente ni les intérêts de la France ni ceux d’aucun Etat ou dirigeant. Nous publions également des captures d’écran d’insultes adressées sur les réseaux sociaux au Monde Afrique et à notre chroniqueur Hamidou Anne, pour donner la mesure de la violence verbale dont Kémi Séba et ses partisans sont coutumiers.

Capture d’écran d’insultes adressées à notre chroniqueur sénégalais Hamidou Anne après la publication de son texte sur Kémi Séba et les « afroclowns ». / Facebook

Est-il permis de critiquer Kémi Séba ? A cette question dont la réponse devrait couler de source, d’aucuns répondent par la négative. L’homme a en effet réussi le tour de force consistant à confondre sa personne avec nos luttes pour la souveraineté pleine et entière de nos États.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas d’un débat entre pro- et anti-franc CFA. Sur cette question, ma religion était faite bien avant d’entendre parler du monsieur et nombre de mes écrits antérieurs en attestent. Oui, cette monnaie nous asservit. Oui, nous devons l’abandonner après avoir bien organisé le passage à notre monnaie communautaire. Oui, c’est une question de souveraineté mais aussi de bon sens économique.

L’économiste Ndongo Samba Sylla, une référence sur ces questions malgré son jeune âge, m’a par le passé prêté le livre de Nicolas Agbohou, Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique. Il voyait certainement, malgré mon volontarisme anti-franc CFA, mes limites dans l’argumentation à mesure que la discussion allait en s’approfondissant et voulait me permettre de mieux m’outiller pour dire non à cette servitude volontaire. Car oui, à un moment de la réflexion, s’abreuver à la source des spécialistes et leur donner la parole constituent les seuls moyens de rester crédible.

Une fois cette évidence sur la nécessité de sortir de la monnaie aliénante qu’est le franc CFA évacuée, parlons de la pomme de discorde en revenant à l’interrogation soulevée plus haut : oui, il est permis de critiquer Séba. Le faire, ce n’est pas personnaliser, c’est, au-delà des personnes, parler d’idéologie et de principes. Encore faudrait-il étayer la critique. Nous y arrivons.

La leçon de Nelson Mandela

Il s’agit simplement là de visions du monde antagonistes. Kémi Séba est un suprémaciste. Dans ses publications, il défend des thèses affirmant la supériorité de la race noire sur les autres et particulièrement la blanche. Il ne dit pas que « les Noirs ne sont inférieurs à personne ». Il dit que « les Noirs sont supérieurs aux autres » et doivent se préparer à une confrontation pour affirmer cette suprématie. Avec lui, le racisme devient une banalité.

Prenons juste un exemple : l’homme reproche, dans son livre Black Nihilism, à Cheikh Anta Diop d’avoir épousé une femme blanche, ce qui pour lui rend incohérente la démarche intellectuelle de l’auteur de Nations nègres et Culture.

Cheikh Anta Diop, dont nous nous réclamons de la pensée, n’était ni un raciste, ni un sectaire, ni un suprémaciste. Il aimait d’ailleurs rappeler être tombé sur la civilisation égyptienne nègre « par hasard », car il n’a jamais été question dans sa démarche de dire que nous serions supérieurs aux autres peuples. Il s’est au contraire investi dans le champ intellectuel pour que les élites blanches promotrices de l’idéologie racialiste ayant engendré les crimes contre l’humanité que sont la colonisation et la traite négrière se rendent compte de leurs conneries.

Sa cohérence tient au fait d’avoir mis en garde contre l’utilisation de ses travaux aux fins de reprendre l’argumentaire de ses adversaires à l’envers. Cheikh Anta Diop – tout comme Frantz Fanon – est un humaniste. Dans ses écrits transparaît l’amour de l’humain. Et on le cite de façon opportuniste et déformée à dessein pour nourrir une haine de l’autre tout en le critiquant pour ce qu’il était réellement.

Bien entendu, il y a eu des moments de l’histoire où prendre les armes contre l’oppresseur était un devoir. En cela, la leçon de Nelson Mandela est sublime. Il a chanté « Apportez-moi ma mitraillette », a pris les armes, a été jeté en prison pendant vingt-sept longues années par l’oppresseur puis libéré, et, accédant au pouvoir, il est parti en croisade contre les idéologies haineuses et racialistes de quelque bord qu’elles puissent venir. Ici nous rappellerons qu’aux cotés de Mandela, des Ahmed Kathrada (d’ascendance indienne) et des Joe Slovo (blanc) se sont distingués dans le mouvement de lutte contre l’apartheid au sein et autour du Congrès national africain (ANC). La « nation arc-en-ciel » est née d’une « lutte arc-en-ciel ».

Deux jours avant son arrestation à Dakar, les attaques de Kémi Séba sur sa page Facebook contre Le Monde Afrique et notre chroniqueur sénégalais Hamidou Anne. / Facebook

Nous nous réclamons de cette école : se battre contre tous les impérialismes de types ancien et nouveau, aspirer au contrôle de nos économies, reprendre nos leviers stratégiques de production qui sont aux mains de l’ancien colon ou de multinationales d’autres pays, gagner la bataille culturelle, mais le tout dans un humanisme de combat.

Cet humanisme vigoureux et sans naïveté aucune nous pousse à avoir une totale aversion envers ceux qui haïssent l’autre pour ce qu’il est, comme nous avons été haïs pour ce que nous sommes ; ceux qui rêvent d’une « revanche » dans laquelle ils seraient les bourreaux et commettraient à leur tour le crime contre l’humain.

L’exemple de Marine Le Pen

Car il y a une histoire et une géographie du nationalisme. Être un nationaliste européen, c’est se réclamer d’une histoire qui a vu les nations européennes se considérer comme supérieures à celles d’autres parties du monde et aller les coloniser. C’est croire que sa nation doit triompher des autres, les soumettre quel qu’en soit le prix. Etre un nationaliste africain, c’est, a contrario, être l’héritier d’une doctrine de la libération, c’est lutter pour la totale indépendance de peuples pendant longtemps opprimés. Le nationalisme africain est ainsi légitime car libérateur, et le nationalisme européen illégitime car asservissant.

Il n’y a, en revanche, aucune géographie du racisme, aucune géographie du suprémacisme. Quel que soit l’endroit d’où il parle, la cause qu’il défend, le raciste est dangereux car son corpus intellectuel est nourri par la haine et ses méthodes ont pour soubassement un populisme grossier.

Ouvrons-nous sur le monde et prenons l’exemple d’une Marine Le Pen. Elle défend la sortie de la France de la zone euro, comme beaucoup d’humanistes, notamment de gauche, de son pays. Il ne viendrait pas à ces derniers l’idée de se lier à elle par nécessité de ne pas se diviser dans cette lutte commune. Elle est raciste d’abord et tout le reste vient après, pas l’inverse. Aux États-Unis, lorsque Donald Trump et son ex-éminence grise Steve Bannon se sont érigés en champions du combat contre le « système », on n’a jamais imaginé les progressistes du mouvement Occupy Wall Street s’acoquiner avec eux au motif qu’ils comblaient un vide.

Comme, au regard de l’histoire, nous n’avons pas de leçons d’humanisme à recevoir de ces pays, occupons-nous, nous aussi, de nos racistes, de nos sectaires et de nos obscurantistes. Il ne suffit pas à un Africain qui a une vision binaire et cloisonnée du monde, qui promeut la violence par instrumentalisation de notre douloureuse histoire, de s’autoproclamer panafricaniste et souverainiste pour que nous reléguions au second plan les thèses nauséabondes qu’il professe et inculque à certains parmi les plus jeunes.

Si nous sommes en total accord avec Édouard Glissant sur la nécessité d’une phase « d’opacité » avant le « tout monde », nous pensons comme lui, sans crédulité aucune, que l’utopie de ce « tout monde » harmonieux doit irriguer l’action dès le départ. Car au-delà des systèmes de domination, les peuples (partout plus ou moins asservis par les mêmes élites prédatrices) peuvent vivre sans se confronter.

Beaucoup de nos amis et d’autres qui défendent Séba au point de nous abreuver d’injures ne l’ont pas suffisamment lu et écouté. Ceux qui l’ont lu et écouté et qui continuent de dire que la vision du monde qu’il défend importe peu ou pas du tout face aux enjeux de notre combat commun contre le nouvel impérialisme sont à plaindre.

Etre panafricaniste sans être raciste

On nous demande de laisser chacun dérouler son agenda. Mais il se trouve, de notre point de vue, qu’un agenda suprémaciste n’est pas banal, il n’est pas acceptable. Si dans la mobilisation d’une armée pour nous libérer, nous choisissons le déshonneur de passer sous silence le racisme et le sectarisme des nôtres, que vaudront nos succès face à notre déshonneur, notre prime à la haine aveugle et aveuglante, notre onction à la déshumanisation de l’action ?

Alors peut-on être souverainiste, panafricaniste, sans être raciste ? Oui. Peut-on mener le combat pour le souverainisme et le panafricanisme sans se lier à des suprémacistes ? Oui. Continuera-t-on à dénoncer, en toute sérénité, ces racistes et suprémacistes dont il est question ? Oui. Sommes-nous ouverts au dialogue, au débat d’idées avec ceux qui nous injurient pour notre dénonciation du racisme primaire et du populisme fanatisant ? Oui, dans l’espoir que nous arriverons, malgré nos désaccords, à échanger sereinement.

Pourquoi la France a-t-elle imposé le franc CFA ?
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