Eve dans les locaux de We Work, à Paris, le 29 août. / LINA RHRISSI

« Tiens, cette nuit, il y a eu une grosse levée de fonds pour les smart cities. » A peine sortie du lit, Eve Baldini, 43 ans, consulte l’application de messagerie interne Slack. Pour gérer un quotidien professionnel très dense, l’œil de cette directrice des opérations chez Avolta Partners, une banque d’affaires pour start-up, est sans cesse attiré vers l’écran de son téléphone. « Je n’ai pas les mêmes horaires que mes collègues, qui restent souvent très tard le soir, alors je dois savoir ce qu’il y a eu pendant mon absence », explique-t-elle.

Presque chaque matin, dans son appartement de Neuilly-sur-Seine où elle vit avec ses deux enfants, c’est la même routine. Réveil à 6 heures. Remonter le fil de Slack. Un quart d’heure de yoga. Parcours rapide des newsletters spécialisées reçues par mail, puis des rubriques finance, marché et tech médias sur l’appli Les Echos, le tout en avalant un café et un yaourt.

« En vingt minutes, je sais à peu près tout ce qu’il se passe », assure celle qui doit ensuite déposer ses enfants à l’école avant de rejoindre son bureau à Paris. Un trajet de vingt-cinq minutes passé à discuter avec une copine, kit main libre aux oreilles.

Ranger ses applis comme sa vie

Son téléphone, un iPhone 7, appartient à son entreprise, mais il fait partie intégrante de sa vie privée. Elle le surnomme sa « télécommande », un objet rassemblant des applications qui lui sont devenues indispensables « depuis ces quatre dernières années ». Ce n’est pas pour lui déplaire :

« Ça me fait triper de pouvoir à la fois commander de l’eau, répondre à un mail pro, parler à ma nounou, faire signer un contrat… C’est hyper pratique. »

Pourtant, pas question de tout mélanger. Sur l’écran d’accueil de son portable, comme dans sa vie, tout est répertorié, compartimenté. À côté du dossier contenant les applis professionnelles, le dossier administratif où sont rangées celles de sa banque, de la Sécu, de la CAF et de son opérateur. Un autre rassemble celles liées à la consommation, comme Amazon, Zara ou H&M dont « je me sers beaucoup car je n’ai pas le temps de faire les magasins ». En bas à gauche, le dossier Voyage et vacances, avec Airbnb et TripAdvisor. Un peu plus loin, le dossier transport avec Uber et Google Maps.

Les applis les plus utilisées par Eve.

Sa vie sociale à travers WhatsApp est, elle aussi, organisée en blocs étanches. « Autour de moi, tout le monde fait ça », dit-elle en référence à cette application qui permet de communiquer par groupes et a rendu, chez beaucoup, les SMS obsolètes. Les différents groupes de conversations auxquels elle participe correspondent à des cercles d’amis et de connaissances bien distincts :

« Il y a un groupe pour la famille, un pour les copines d’enfance, un autre pour les amis plus récents avec qui je viens de partir en vacances. J’en ai aussi avec les parents d’élèves. Ça permet de s’échanger les devoirs quand l’un de nos enfants a oublié son cahier de texte. »

Même si elle le voulait, Eve ne pourrait pas échapper à cette surconnexion. Son lieu de travail, un espace de coworking de luxe situé dans le 9e arrondissement de la capitale, est entièrement digitalisé. Le visiteur signale son arrivée sur un iPad qui envoie automatiquement un SMS à la personne qui le reçoit. Pour réserver une salle de réunion, il faut en passer par l’application WeWork, que tous les locataires de l’immeuble ont sur leur appareil.

Slack, symbole d’une optimisation à l’extrême

Dans cet univers professionnel aux airs futuristes, même les contrats à six chiffres sont signés de manière virtuelle avec Concord Now, application qui permet d’annoter et d’échanger des commentaires en direct sur un document légal. « Ça nous fait économiser un temps monstre. On n’a plus besoin d’appeler pour discuter les termes, et la signature électronique suffit à finaliser la transaction », se réjouit Eve. Le seul problème, c’est qu’« ils n’ont pas encore développé d’appli mobile ».

Slack est le symbole de cette recherche intarissable d’optimisation. Eve reçoit cinq à six mails par heure mais le plus gros de sa communication professionnelle, ses échanges constants avec ses collègues (qui ont tous leur iPhone, c’est Eve qui s’est occupée de choisir le modèle, en tant que directrice des opérations) a lieu sur cette application aux 4 millions d’utilisateurs quotidiens. Elle facilite les conversations de groupes, chacune se développant dans un « channel », et permet des dialogues moins rigides et plus instantanés que par mail.

Sur le Slack de la banque d’affaire, chaque salarié s’est choisi un personnage en photo de profil. Pour Eve, c’est Carrie Bradshaw. / SLACK

« Chaque channel correspond à l’un de nos clients ou à un thème de travail et quand il y a du nouveau sur un channel, il remonte. Ce qui permet d’avoir un regard sur l’ensemble et d’être notifié uniquement quand on est concerné », argumente Eve. Un système adopté par de plus en plus d’entreprises qui fonctionnent en équipes, des grands groupes aux PME aux administrations publiques. A tel point que le géant Amazon envisage de racheter la plateforme pour 9 milliards de dollars.

« Le droit à la déconnexion est une responsabilité individuelle »

Le soir venu, il y a un temps de déconnexion dans la journée d’Eve. A 19 heures, elle libère sa nounou et retrouve Joseph, 7 ans, et Rafaële, 5 ans, pour deux heures précieuses pendant lesquelles téléphone, tablette et télévision sont éteints.

Eve a beau avoir un usage intensif de son téléphone et être en permanence connectée, elle veille, en tant que mère de famille, à ce que ses enfants soient les moins dépendants possible aux écrans. Elle fait tout pour qu’ils ne s’approchent pas encore trop près d’Internet. Une éducation qu’elle pense nécessaire pour qu’ils ne tombent pas dans ce qu’elle appelle « le tunnel » que sont les vidéos de youtubeurs et autres contenus pouvant échapper à son contrôle. Joseph et Rafaële « n’ont le droit de regarder les dessins animés ou de jouer sur l’iPad que le week-end, raisonnablement. Et jamais sur Google ou YouTube. Ça aussi, c’est très paramétré ».

Une fois les enfants couchés, la parenthèse déconnectée se referme. Eve se rebranche directement et passe même souvent une heure ou deux installée sur son canapé, le nez dans la lumière des écrans pour finir une tâche ou répondre aux mails qui l’attendent. Quand on lui demande si ce lien permanent avec son travail lui pèse, elle est catégorique :

« Pour moi, ça n’a jamais été intrusif. J’estime que si tu n’as pas envie de répondre, tu ne réponds pas. Et puis, je suis un commandant de bord, donc j’ai besoin d’avoir une vision à 360° de ce qui arrive dans l’entreprise. »

Quant à la question du droit à la déconnexion visant à limiter l’envoi de mails en dehors des heures de bureau, que certains jugent indispensable, la manager considère qu’il s’agit d’une responsabilité individuelle qui ne devrait pas impliquer de législation.

Avant de dormir, tout de même, elle s’autorise à oublier Slack et à naviguer quelques minutes sur Instagram. Là, rien de professionnel. « Ce sont mes enfants, mes voyages, ma famille, mes dîners… Mais mon compte est privé, ça ne regarde personne, je ne suis pas une blogueuse », glisse-t-elle, rationnelle.

« Ce que nos applis disent de nous »

Dans un monde ultraconnecté, les applications que nous avons choisi d’installer sur nos téléphones illustrent en partie notre rapport à la technologie, l’utilisation qu’on en fait et les dépendances qui se créent.

En fonction de l’âge, du métier, des intérêts, certaines applis sont indispensables et d’autres ne sont d’aucune utilité. Chacun a son mode de fonctionnement, fait de clics et de scrolls sur son écran, qui devient presque un réflexe inconscient. Big Browser rencontrera des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, pour raconter ce rituel et ce qu’il dit de chacun d’entre nous.

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