L’ultra-trail du Mont-Blanc passe par le col de la Flégère, le 3 septembre. / JEFF PACHOUD / AFP

Faire un selfie quand on prend le départ d’un marathon, d’un cent kilomètres ou d’un ultra-trail, c’est banal. Filmer, en Facebook Live, l’intérieur d’une course quand on est la grande star du trail running et qu’on affronte le gotha de la discipline, déterminé à vous voler la vedette, c’est rare. C’est la facétie à laquelle s’est livré le Catalan Kilian Jornet, vendredi soir, à Chamonix, au départ de l’Ultra-trail du Mont-Blanc (UTMB), cette extravagante course à pied qui fait le tour du plus haut sommet d’Europe en une étape, soit 170 km et 10 000 m de dénivelé positif entre France, Suisse et Italie, à boucler en moins de quarante-six heures et trente minutes.

Kilian Jornet aime jouer. Casquette rouge, visière tournée vers l’arrière, et téléphone en main, il a filmé le flux coloré des 2 300 coureurs s’élançant du centre de Chamonix, et même les vingt premières minutes de l’épreuve. Depuis quelques années, il avait délaissé les longues courses d’endurance pour se consacrer à la quête des plus hauts sommets – dont l’Everest, gravi deux fois en une semaine et sans oxygène, en mai dernier. S’il est revenu après six ans d’absence sur cet ultra-trail qu’il avait remporté à chacune de ses participations (2008, 2009, 2011), c’est que son goût du jeu, sa passion de la compétition y ont trouvé cette année matière à s’exprimer.

« François, l’an prochain, tu fais quoi ? »

Pour la quinzième édition de l’épreuve-phare du trail running, l’élite internationale était réunie. Un plateau exceptionnel, qui témoigne de l’envergure prise par l’UTMB ainsi que de l’engouement suscité par la discipline depuis dix ans. Kilian Jornet a joué et perdu. Bien qu’étant un habitué de la première place, en ski-alpinisme comme en trail running – il a encore remporté le marathon du Mont-Blanc en juin, la HardRock au Colorado (160 km) en juillet, malgré une épaule déboîtée et un bras en écharpe !, et la célèbre course de montagne Sierre-Zinal en août –, il a dû la céder samedi.

C’est François d’Haene qui a été déclaré vainqueur en seulement 19 heures et 16 minutes de course. A 31 ans, le triple vainqueur du grand Raid de la Réunion (2013, 2014, 2016), issu de l’athlétisme (cross et 3 000 m steeple), est aussi un vigneron pressé, qui commence ses vendanges dans le Beaujolais jeudi : il est le premier à terminer l’UTMB en moins de vingt heures. A l’arrivée, le grand échalas blond (1,92 m, 75 kg) avait les cuisses si ankylosées que même s’asseoir était un effort.

Francois d'Haene et Kilian Jornet à l’arrivée de l’ultra-trail du Mont-Blanc, le 2 septembre. / JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Un quart d’heure plus tard, Kilian Jornet lui tombait dans les bras à l’arrivée, souriant mais avec une foulée bien moins leste qu’à l’habitude. Il avait souffert d’un « coup de moins bien » à Courmayeur (Italie), après 80 kilomètres de course et durant les 50 suivants, expliquait-il. Saluant la course fabuleuse du vainqueur, le jeune Espagnol, toujours joueur, ajoutait : « Maintenant, nous avons trois victoires chacun, donc… François, l’an prochain, tu fais quoi ? »

La compétition a été exceptionnelle, et le jeu mémorable. Malgré des conditions météo propres à consumer les corps et émousser le moral – une chaleur lourde au départ, puis la pluie, le froid, la brume, le vent glacé –, ils ont cavalé à un train d’enfer.

Jornet, les jambes lourdes

Jim Wamsley, 27 ans, leader mondial du classement de l’lnternational Trail Running Association, François d’Haene et Kilian Jornet ont couru ensemble durant 80 kilomètres. L’Américain, ex-virtuose de la piste, joue au yoyo, accélérant comme un cheval fou puis attendant ses rivaux aux ravitaillements. Pour les narguer ou pour domestiquer son rythme impétueux ?

A la nuit tombée, les trois athlètes se suivent toujours dans la superbe voie romaine qui, au-dessus des Contamines, grimpe depuis Notre-Dame-de-la-Gorge (35e km), jusqu’au col de la Balme. Malgré la pluie, les nombreux spectateurs forment une vibrante haie d’encouragement et illuminent la nuit de leurs torches et braseros.

A 2 h 30, à Courmayeur (Val d’Aoste), c’est Jim Wamsley qui entre le premier dans le gymnase où est organisé le ravitaillement. Les assistants des trois athlètes ont soigneusement préparé boissons, vivres, chaussures, chaussettes et piles de rechange pour la lampe frontale. D’Haene repart après moins de deux minutes d’arrêt, aussitôt suivi par Wamsley. Jornet, visiblement éprouvé, les jambes lourdes, leur emboîte le pas.

Vers cinq heures du matin, leurs trois frontales les annoncent sur le sentier interminable qui monte à l’assaut du grand col Ferret (101e km). Les silhouettes fantomatiques surgissent de la brume et de l’obscurité à quelques minutes l’une de l’autre. Mais au point culminant de l’UTMB (2 490 m), sur le versant italien du Mont-Blanc, une fine gelée blanche sculpte la végétation, et des rafales de vent glacial cinglent le site. La descente devient un calvaire pour les coureurs, qui n’y voient goutte. C’est là que Wamsley craque. D’Haene accélère, et le lâche définitivement à La Fouly (111e km), en Suisse. Jornet dépasse Wamsley, mais n’arrive plus à rejoindre D’Haene, qui, appuyant sur ses bâtons, relance dans chaque montée.

2 300 coureurs ont pris le départ de l’ultra-trail cette année. / JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

« Il y avait du monde partout pour nous encourager »

Mémorable par son intensité, cette quinzième édition l’est aussi par son ampleur. « Il y avait du monde partout pour nous encourager, même la nuit et même sur les crêtes », témoignait François d’Haene à son arrivée. D’une folle aventure lancée en 2003 à Chamonix, alors même que le trail running – course nature en semi-autonomie – commençait seulement à se développer en Europe, cette boucle est devenue le Graal des trailers, l’épreuve mythique que l’on rêve d’accomplir au moins une fois dans sa vie, mais aussi un baromètre de référence pour l’élite et un grand spectacle. Le mont Blanc, et la sublime beauté des glaciers et des lacs alpins, la théâtralisation aussi de l’effort extrême, aimantent les amateurs. Et pouvoir courir sur le même parcours que les cadors mondiaux, affronter les mêmes difficultés naturelles dans leur sillage, n’est pas le moindre des attraits de l’épreuve.

Kilian Jornet a contribué à façonner la légende de l’UTMB. En 2008, encore inconnu, le prodige espagnol a « époustouflé tout le monde par sa jeunesse », se souvient Catherine Poletti, organisatrice de l’événement. Cette victoire éclatante l’a lancé, et simultanément elle a dopé la notoriété de l’UTMB auprès d’un large public. » Jornet avait 20 ans, et pulvérisait, en un peu plus de vingt heures, les temps de ses prédécesseurs, alors que les physiologistes de l’effort professaient encore que seuls les vétérans pouvaient s’épanouir sur ces épreuves hors norme. Kilian Jornet révolutionnait aussi cette discipline émergente en lui appliquant son expérience du haut niveau en ski-alpinisme, son exigence d’un matériel léger et pointu.

Depuis, les éclatantes victoires de l’iconique coureur ascendant ont attiré toute une nouvelle génération d’ultra-trailers, dont beaucoup de ses rivaux d’aujourd’hui. Son exemple a aussi contribué à une « professionnalisation » du milieu (même si la plupart des athlètes ont besoin d’un deuxième métier). « Aujourd’hui, les trailers élite s’entraînent entre 800 et 1 300 heures par an, explique Kilian Jornet. Et pour eux, finir une course de 160 kilomètres, c’est facile, parce qu’on est bien préparé. Ce qui est difficile, c’est de la gagner en allant vite ! » Mais pour les concurrents qui, dimanche en début d’après-midi, franchissaient la ligne d’arrivée à Chamonix, courir 170 kilomètres dans la montagne, affronter la nuit, l’extrême fatigue, et l’éventail des quatre saisons en deux jours, cela reste un défi personnel, physique et mental. Une impressionnante aventure qu’ils bouclent souvent les larmes aux yeux. Un jeu grandeur nature.

Eliane Patriarca (envoyée spéciale à Chamonix)

(1) L’Américain Tim Tollefson termine troisième en 19 h 53 min. Chez les femmes, la Catalane Nuria Picas l’emporte en 25 h 46 min, devant la Suissesse Francesca Huser et la Française Christelle Bard.

Le col de la Flégère. / JEFF PACHOUD / AFP