Recep Tayyip Erdogan à Ankara, le 28 août. / HANDOUT / REUTERS

Rien ne va plus entre Ankara et Berlin, au point que la chancelière allemande, Angela Merkel, a mis les pieds dans le plat lors d’un débat télévisé de la campagne électorale, dimanche 3 septembre, en réclamant l’arrêt des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

La tension était montée d’un cran la semaine dernière avec l’annonce de l’arrestation de deux ressortissants allemands d’origine turque dès leur arrivée à Antalya, une station balnéaire très fréquentée sur la Méditerranée. Selon la presse turque, les deux personnes interpellées sont soupçonnées d’être des membres de la communauté du prédicateur Fethullah Gülen, décrit par Ankara comme l’instigateur du putsch manqué du 15 juillet 2016. Berlin s’est empressé de dénoncer les « motifs politiques » de ces arrestations, qui portent à douze le nombre d’Allemands détenus dans des geôles turques.

Les purges drastiques qui ont suivi le coup d’Etat raté en Turquie ont conduit à l’éviction de plus de 100 000 fonctionnaires turcs et à l’arrestation de 50 000 personnes accusées soit de liens avec les « terroristes » du mouvement Gülen, soit de collusion avec la rébellion kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Plus de 160 journalistes critiques du président Recep Tayyip Erdogan ont été écroués, dont Deniz Yücel, le correspondant du quotidien allemand Die Welt. Accusé de soutien au PKK, le journaliste croupit en prison depuis plus de deux cents jours. Mesale Tolu, une journaliste binationale qui travaillait pour l’agence de presse turque Etkin, a été interpellée en mai pour les mêmes raisons.

Note diplomatique

En juillet, la police turque a effectué une descente au beau milieu d’un séminaire des droits de l’homme organisé par Amnesty International sur l’île de Büyükada, non loin d’Istanbul, arrêtant six personnes, dont la directrice du bureau turc d’Amnesty, Idil Eser, ainsi que Peter Steudtner, un militant allemand de l’organisation, et Ali Gharavi, détenteur d’un passeport suédois.

Les relations entre Berlin et Ankara se sont considérablement délitées depuis le coup d’Etat manqué. Le président Erdogan est ulcéré par le fait que l’Allemagne abrite des partisans présumés de l’imam Gülen. Diplomates, hommes d’affaires, officiers turcs détachés auprès de l’OTAN, ils seraient plusieurs centaines à avoir réclamé l’asile à l’Allemagne.

Le 16 août, une note diplomatique a été envoyée aux autorités allemandes réclamant l’extradition d’Adil Öksüz, un théologien adepte de M. Gülen accusé par les autorités turques d’avoir joué un rôle majeur dans le soulèvement d’une partie de l’armée. Arrêté le lendemain du putsch raté aux abords de la base aérienne d’Akincilar, près d’Ankara, Adil Oksüz a été relâché le jour même par un juge après avoir reçu la visite, dans sa cellule du commissariat, d’Ali Ihsan Sarikoca, un conseiller du premier ministre, Binali Yildirim, aujourd’hui mis sur la touche. L’épisode souligne les liens entre les islamo-conservateurs au pouvoir et le mouvement Gülen, qui furent longtemps des associés politiques avant de devenir des ennemis jurés.

La propension d’Ankara à mettre sous les verrous les ressortissants étrangers ne concerne pas que l’Allemagne. Côté français, Loup Bureau, un journaliste indépendant, est emprisonné à Sirnak (sud-est) depuis la fin du mois de juillet, après avoir été accusé d’« appartenance à une organisation terroriste », en l’occurrence le PKK, pour avoir filmé en 2013 un documentaire dans les zones kurdes du nord de la Syrie.

Le pasteur protestant Andrew Brunson, de nationalité américaine, est retenu depuis dix mois, lui aussi pour collusion présumée avec des « terroristes ». Evoquée à chaque entretien entre Donald Trump et son homologue turc, l’incarcération du pasteur aurait pu prendre fin à condition que la partie américaine accepte de relâcher le ressortissant turco-iranien Reza Zarrab, arrêté aux Etats-Unis en mars 2016.

Monnaies d’échange

M. Zarrab est accusé d’avoir été à la tête d’un vaste réseau d’enrichissement illicite et de corruption grâce au contournement des sanctions contre l’Iran. Les premiers bénéficiaires de ce réseau, fondé sur le trafic d’or entre la Turquie et la République islamique, étaient des membres du gouvernement islamo-conservateur ainsi que l’entourage proche de M. Erdogan.

En juin, les autorités turques ont proposé à Berlin la libération du journaliste Deniz Yücel contre l’extradition de deux généraux turcs réfugiés en Allemagne. Les ressortissants étrangers incarcérés en Turquie sont devenus des monnaies d’échange. Cette pratique est exprimée noir sur blanc dans le décret de l’Etat d’urgence n° 694, publié le 25 août au journal officiel turc, qui autorise l’extradition de citoyens étrangers ainsi que leur « échange » si celui-ci est demandé par le ministère des affaires étrangères et approuvé par le président.