On associe la Somalie à la guerre et à la famine. Et ce n’est pas une vue de l’esprit tant les dernières décennies ont été meurtrières pour les Somaliens, particulièrement depuis la chute du régime de Siad Barré en 1991. Les causes extérieures et les poisons intérieurs conjugués finirent par créer un cercle vicieux mettant en échec les multiples tentatives de sorties de crise orchestrées depuis les pays voisins ou manœuvrées depuis Washington.

De civile, la guerre est devenue systémique, permanente, totalement dénuée de sens. Plus récemment, elle a pris le visage du terrorisme djihadiste avec la secte Chabab.

S’il faut tirer une leçon du cas de la Somalie, c’est que l’adage latin « Qui veut la paix prépare la guerre » n’y a jamais sonné aussi creux, aussi absurde. Ce qui vaut pour la Somalie vaut également pour tous les autres pays en détresse. Le mal n’est pas local ou étranger, il est partagé et planétaire. Tous les Etats se targuent de posséder un ministère, des équipements, des centres de recrutement et de formation pour leurs forces armées. Aucun ne dépense le millième des sommes englouties dans le secteur de la défense pour éduquer sa population à la paix. De plus, on sait que le commerce des armes n’a jamais été aussi lucratif. Pourquoi alors s’étonner que la planète soit à feu et à sang ? Ce raisonnement compréhensible pour un enfant de 5 ans ne semble pas couler de source pour la grande majorité des Terriens.

Il est un autre adage que les Somaliens connaissent, et qu’ils chérissent au plus profond de leur être. Cet adage nomme deux besoins primordiaux : la paix et le lait. Mieux qu’un slogan, nabad iyo caano (« paix et lait ») est une formule d’accueil et de salutation incessamment répétée au cours de la journée. Un vœu pour soi et pour autrui. Dès que deux personnes amies ou étrangères se séparent, même pour une courte période, le vœu qui jaillit spontanément des lèvres est toujours celui-là : « Paix et lait ! » Notons que la sagesse populaire n’en a pas choisi l’ordre au hasard. C’est le climat de sécurité (intérieur et extérieur, individuel et collectif) qui crée les conditions pour satisfaire les besoins primaires : manger, boire, se vêtir, se loger, etc. Que la paix commence à manquer et tout le reste s’écroule.

Miracle

Après des décennies de chaos et de traumatismes, la Somalie emprunte le chemin de la reconstruction et de la guérison. Ce processus de renouveau engage autant la politique que les arts. Le Théâtre national est en cours de reconstruction et les initiatives favorisant une culture de la paix se multiplient un peu partout.

En 1988, au plus fort de la guerre, les avions de Siad Barré avaient bombardé Hargeisa, capitale de la province du Nord qui fera sécession en 1992 sous le nom de Somaliland. Pour éviter les ravages des bombardements aériens à venir, des milliers de cassettes et de bandes de Radio Hargeisa ont été rassemblés, acheminés à Djibouti et en Ethiopie ou enterrés sous terre. Vik Sohonie, un DJ et producteur de musique américain d’origine indienne a puisé dans le trésor de 10 000 bandes, aujourd’hui géré par la fondation somalilandaise RedSea, pour en extraire des pépites. Sweet as Broken Dates : Lost Somali Tapes from the Horn of Africa est une merveille de 15 titres classiques interprétés par des groupes illustres et des artistes réputés : Waaberi, Iftiin, Shareero, Dur Dur, Maryan Mursal, Kadra Daahir, Faadumo Qassim, Hibo Nuuro, Ahmed Naaji…

En se replongeant dans les années 1970 et 1980, les Somalis de la Corne et la diaspora redécouvrent avec émotion combien la vie était douce à Mogadiscio, les arts florissaient et les artistes féminines tenaient le haut du pavé. Certes, l’industrie de la musique nationalisée était sous la coupe du régime autoritaire qui recourait aux grandes voix pour faire sa propagande, mais les artistes se produisaient aussi dans les multiples hôtels et clubs de la capitale et enchantaient de grandes villes.

De plus, ils voyageaient à l’étranger et en rapportaient des influences funk, rock, jazz, reggae et Bollywood perceptibles dans les riches et variés enregistrements choisis et valorisés par Vik Sohonie sous le label Ostinato Records. Car aucun titre ne provient d’un enregistrement professionnel réalisé en studio. Tous ont été sauvés par des amoureux en concert ou en club, avec des moyens rudimentaires. Ce disque est donc un miracle. Un legs du passé qui estompe le trauma du présent et promet de magnifiques gerbes pour demain.

Sweet as Broken Dates : Lost Somali Tapes from the Horn of Africa, compilation de 15 titres d’artistes somaliens des années 1970/1980, Ostinato Records, sortie CD le 8 septembre, 17,99 euros. Site Internet : ostinatorecords.bandcamp.com.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).