Sur la plage de Londji, près de Kribi, cité balnéaire située dans le sud du Cameroun, quelques pêcheurs observent avec inquiétude la « nouvelle » pirogue qui tente de braver les vagues déchaînées. « Une pirogue construite en bouteilles en plastique, c’est incroyable ! Je n’imaginais pas que c’était possible », s’exclame Paul, pêcheur depuis plus de dix ans.

A bord de la « première pirogue 100 % écologique » du Cameroun, Ismaël Essome pagaie pour convaincre les derniers sceptiques. « Je n’ai pas peur des vagues, sourit-il au bout d’une dizaine de minutes de démonstration dans la mer. Cette pirogue est très solide, elle peut vous emmener n’importe où. J’avais tellement rêvé de la construire. »

Retour en 2011. En rentrant de l’université, Ismaël Essome est surpris par une forte pluie. En trente minutes, son quartier est inondé… de bouteilles en plastique. Le jeune homme prend la résolution de s’attaquer à ce « fléau ». Après son diplôme d’ingénieur halieute en gestion environnementale, il trouve du travail dans une ONG internationale, où il s’occupe du littoral camerounais.

« Structures flottantes »

Le « fléau » aurait pu disparaître après que les ministres camerounais du commerce et de l’environnement ont signé, en octobre 2014, des arrêtés interdisant les emballages non biodégradables sur l’ensemble du territoire. Selon ces documents, les producteurs, importateurs et distributeurs de produits liquides conditionnés dans des bouteilles en plastique doivent assurer leur recyclage après usage. Las, trois ans plus tard, des millions de bouteilles polluent toujours les cours d’eau, drains et villes du pays.

« J’ai commencé à me dire que si, ailleurs, on pouvait faire des structures flottantes avec des bouteilles, des conteneurs et des fûts, peut-être qu’on pouvait faire une plateforme avec des bouteilles, se souvient le jeune homme. Je me suis mis à attacher ces bouteilles et je me suis dit : “Et si on faisait une pirogue ?” »

Ismaël Essome démissionne pour se consacrer à ce projet fou. Il crée son association, Madiba et Nature, spécialisée dans la conservation de la nature et l’économie circulaire. Accompagné de son neveu, il sillonne les rues pour collecter les bouteilles.

« Au début, il a fallu trouver la forme et le bon fil avec lequel attacher les bouteilles. Nous y avons mis des jours et des jours. Après, on a fait des tests entre Douala, notre base, et les plages. On a fait des modifications. Nous sommes toujours en train de nous perfectionner », explique Ismaël Essome.

Dans l’atelier de production des pirogues écologiques, à Douala, au Cameroun. / Josiane Kouagheu

La première pirogue en plastique recyclé est fabriquée en août 2016. Il s’agit d’une embarcation faite de mille bouteilles hermétiquement fermées, de gros fils et de deux planches servant à contrer les vagues. Elle peut transporter jusqu’à trois personnes et une charge de 90 kg.

Après ce premier test réussi, Ismaël forme une équipe de cinq personnes et fait appel à des volontaires. Pour réaliser son rêve, il investit toutes ses économies : plus d’un million de francs CFA (1 500 euros). En un an, six pirogues sont construites. Elles sont exposées sur des plages, des lacs et dans son université, pour « appâter et familiariser » les pêcheurs, les opérateurs touristiques et les financiers. « Notre but est de développer la pêche et l’écotourisme avec ces pirogues », affirme Ismaël Essome.

« Moins chères et plus légères »

Au Cameroun, les populations des zones côtières vivent en majorité de la pêche artisanale, qui emploie des milliers de personnes, parmi lesquelles de nombreux Nigérians. Tous ou presque utilisent des barques de planches, avec ou sans moteur. Comment convaincre ces pêcheurs d’utiliser des pirogues en bouteilles ? Ismaël Essome mise sur deux points : le coût et la qualité. Le prix d’un « bon » canoë en planches va de 150 000 francs CFA à plus de 500 000 francs CFA, celui d’une pirogue écolo est fixé à 100 000 francs CFA (152,5 euros).

« Au niveau du matériel, les planches ont une durée de vie limitée, tandis que les bouteilles mettent plus de quatre cents ans pour se dégrader dans la nature. Nos pirogues sont beaucoup moins chères et plus légères, elles chavirent difficilement, il faut juste bien s’agripper. Enfin, nos pirogues protègent l’environnement en luttant contre la déforestation », détaille-t-il. Un argumentaire qui commence à porter ses fruits : en août, les premières commandes sont tombées. Une cinquantaine, venant de pêcheurs et d’opérateurs touristiques.

Au pont Kondji, à Douala, le jeune ingénieur et son équipe, mains gantées, indifférents à la pluie qui s’abat à longueur de journées sur la ville, ramassent des bouteilles. Sur place, ils les lavent et les attachent. « Les gens s’intéressent peu à peu, lâche Ismaël avec un sourire satisfait. Mais nous rencontrons des difficultés financières, car il faut de l’argent pour payer les membres de l’équipe, aller faire des tests à la plage, acheter le matériel, payer le transport… »

Près de Kribi, Bassock Emile Noël, le président de la Coopérative pour le développement de Londji, a une ambition : faire du bourg un village où les touristes viendront du monde entier pour dormir dans des bungalows construits à base de bouteilles en plastique et déguster du poisson pêché dans les barques d’Ismaël Essome. « Avec Ismaël, on est bien avancés sur ce projet », glisse-t-il sans plus de détails. Mais avant, le principal défi est de convaincre les pêcheurs « sceptiques » d’acheter ces pirogues d’un nouveau genre.