Lors de la quinzième édition de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, à Courmayeur (Italie), le 2 septembre. / JEFF PACHOUD / AFP

Par Florence Soulé-Bourneton, anthropologue, et Sébastien Stumpp, sociologue

TRIBUNE. Début septembre s’est déroulée la quinzième édition de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc. Présentée comme le « Graal des trailers » (Le Monde du 4 septembre) en raison de sa difficulté (171 km, 10 300 m de dénivelé positif), cette course est, depuis quelques années, victime de son succès, obligeant ses organisateurs à instaurer un double système de courses qualificatives et de tirage au sort.

Cet engouement doit beaucoup aux marques de matériel outdoor (Salomon, The North Face…) qui ont su exploiter le mouvement d’« écologisation » du sport. L’explication économique apparaît cependant insuffisante. L’essor de l’ultra-trail est aussi à mettre en lien avec l’imposition progressive dans notre société de la notion de compétence, qui met systématiquement en balance la maîtrise d’un haut niveau de performance (le « savoir-faire ») et la mise en scène d’un ensemble d’attitudes « authentiques » (le « savoir-être »).

« Savoir-faire »

D’un côté, le développement de l’ultra-trail reflète les valeurs phares d’une société qui enjoint à l’individu de posséder des qualités de réactivité, d’autonomie et d’adaptabilité, d’évaluer et d’optimiser ses ressources physiques et cognitives pour produire la meilleure performance. De fait, ces attentes entrent particulièrement bien en résonance avec les dispositions mentales et corporelles de coureurs principalement issus des classes moyennes diplômées.

Equipé de sa montre connectée, l’ultra-trailer peut apprécier en temps réel sa vitesse, sa fréquence cardiaque, son dénivelé, sa dépense de calories, autant de paramètres qui lui donnent l’intime conviction d’avoir prise sur sa performance et de pouvoir jongler avec les incertitudes du milieu.

En mettant ses capacités cognitives au service de sa pratique, il entend ainsi prendre ses distances avec la vulgate sportive, celle des athlètes qui enchaînent les tours de stade sous l’œil avisé d’un entraîneur. Se joue ici un enjeu majeur de distinction pour l’ultra-trailer entre la dimension savante et autogérée de sa pratique, caractéristique d’une société de la connaissance dont il est le produit, et celle considérée comme profane du pratiquant sur piste, qui se contenterait d’appliquer des process d’entraînement.

« Savoir-être »

Si les modèles performatif et technologique irradient la pratique, ses aficionados contestent pourtant toute accointance avec la société de la concurrence et de la consommation. Pour ce faire, ils développent, consciemment ou non, un ensemble d’attitudes permettant d’assimiler leur activité à un « îlot de pureté » sur lequel la société marchande n’aurait pas de prise.

Les coureurs décrivent l’ultra-trail comme une expérience intérieure à la fois apaisée et déconnectée des réalités quotidiennes. La finalité performative de l’activité est donc déniée au profit d’une entreprise jugée plus légitime consistant à prendre conscience de soi et à s’éprouver. Cette recherche d’harmonie intérieure donne en continuité toute légitimité à une rhétorique de purification de l’âme par le contact prolongé avec la nature, que l’on songe à l’intérêt suscité chez les ultra-trailers par la nourriture bio ou les régimes végétariens.

Au demeurant, ce souci de soi n’est pas jugé incompatible avec une rencontre de l’autre. Réfutant toute logique d’opposition, les coureurs exaltent l’ambiance de fête, les rencontres et le partage. Cette forme de sociabilité, qui valorise les qualités d’empathie et de bienveillance, révèle assurément un désir de se rassembler dans un monde marqué par le déclin des temps collectifs. Elle traduit en même temps une autre façon d’être ensemble, plus éphémère, moins contraignante que le modèle associatif traditionnel et principalement tournée vers les aspirations personnelles.

Courir pour soi au milieu des autres

Au final, on ne peut qu’être interpellé par la façon dont les ultra-trailers, chantres d’un discours anti-normatif, reproduisent les transformations touchant, depuis les années 1980, d’autres espaces comme ceux du travail ou de l’école.

Cette situation interroge d’autant plus qu’elle aboutit à une synthèse originale entre des valeurs profondément contradictoires : hiérarchie sportive et horizontalité des rapports, hyperconnectivité et retrait du monde, régimes alimentaires à base de produits bio et consommation de gels et de poudres chimiques… Ce bricolage identitaire n’est pourtant guère discuté dans le monde de l’ultra-trail et semble aller de soi.

Mais ce qui questionne surtout, c’est la vacuité du projet sportif collectif porté par les pratiquants. Comment envisager, quand chacun semble courir pour soi au milieu des autres, de porter des projets communs d’éducation corporelle ? Comment créer des liens ne se réduisant pas à la consommation éphémère d’un temps sportif mais s’inscrivant dans un véritable temps social, comme ont su le faire pendant longtemps (et certes imparfaitement) les grandes institutions sportives et les mouvements de jeunesse ?