Tous les billets ont été vendus en quelques heures, mais la projection s’est faite sous haute surveillance. « Nous avons engagé plus de 30 agents de sécurité (…) Dans la salle, seront présents deux policiers, des responsables de sécurité, y compris en civil, et dans la rue aussi… », a détaillé Anton Alexeienko, directeur général du réseau des cinémas en Extrême-Orient, cité par le journal Moskovski Komsomolets. Pour la présentation en avant-première de son film Matilda, le cinéaste Alexeï Outchitel avait choisi, lundi 11 septembre, la ville de Vladivostok, à plus de 9 000 kilomètres de Moscou où, précisément, ce matin-là, deux voitures flambaient devant les bureaux de son avocat.

Depuis des mois, avant même sa sortie nationale prévue le 26 octobre, le film, qui raconte une amourette entre le dernier tsar Nicolas II et Mathilde Kschessinska, une danseuse de ballet, morte à Paris en 1971, suscite des actes de violence qui vont bien au-delà des manifestations sporadiques de courants ultra-orthodoxes auxquels la Russie a fini par s’habituer. Le 31 août, à Saint-Pétersbourg, un cocktail Molotov a visé la compagnie Rok dans les studios de Lendoc où Alexeï Outchitel, 66 ans, a en partie tourné Matilda ; le 4 septembre, à 5 h 38, une camionnette bourrée d’essence et de bonbonnes de gaz a explosé en tentant de forcer les portes du cinéma Kosmos d’Ekaterinbourg, le deuxième plus grand complexe du pays ; le 11 septembre, à Moscou, deux voitures de particuliers prises au hasard ont été incendiées devant le bureau de son avocat avec ce message imprimé sur des bouts de papier : « Brûlez pour Matilda ».

« Les cinémas commenceront à brûler »

Entre-temps, des supporteurs de foot ont brandi dans un stade de Moscou des banderoles « Pour la foi, le tsar et la patrie. Outchitel bas les pattes du tsar » ; plus d’une centaine de gérants de salles de cinéma ont reçu des menaces ; et, dès le début de l’année, une mystérieuse organisation L’Etat chrétien-Sainte Russie a envoyé une lettre au cinéaste, Grand Prix du Festival du cinéma russe de Honfleur en 2010 et plutôt bien en cour au Kremlin, lui intimant l’ordre de ne pas diffuser son nouveau film. « Dans le cas contraire, précisait la missive, les cinémas commenceront à brûler ». Mardi, deux réseaux de cinéma, représentant 624 salles dans 28 villes russes, ont annoncé qu’ils renonçaient à projeter Matilda. Une « décision forcée » prise « dans le contexte actuel », ont affirmé leurs responsables, « en raison des risques pour les spectateurs que fait peser une projection publique ».

« Oui, on peut appeler ça du terrorisme, et la situation est assez inquiétante, déclare au Monde Konstantin Dobrynine, avocat d’Alexeï Outchitel. Nous avons adressé une demande au FSB [services de sécurité russes] pour qu’ils s’occupent de ces extrémistes mais il faut les pousser ».

Comble de l’ignominie aux yeux des détracteurs du biopic : le rôle de Nicolas II est joué par un acteur allemand

Pour certains orthodoxes, Matilda mettrait en avant un adultère entre la danseuse et Nicolas II – bien que la supposée liaison ait eu lieu avant son mariage avec Alix de Hesse – et porterait préjudice à l’image du dernier empereur de Russie, canonisé avec toute sa famille en août 2000 en tant que martyrs. Comble de l’ignominie aux yeux des détracteurs du biopic : le rôle de Nicolas II est joué par un acteur allemand, Lars Eidinger. Le 17 août, lors d’une manifestation organisée à Tioumen, en Sibérie, le chauffeur de la camionnette d’Ekaterinbourg, aujourd’hui arrêté, clamait en uniforme de cosaque devant une caméra : « Nous devons lutter contre ce porno ».

Bien que plusieurs évêques aient qualifié le long-métrage d’objet « blasphématoire », l’Eglise orthodoxe prend aujourd’hui ses distances avec ceux qu’elle qualifie de « radicaux ». « Il ne viendrait pas à l’idée de n’importe quel chrétien orthodoxe, ou de toute personne croyante, d’exprimer son désaccord par ces méthodes dangereuses pour la vie et la santé de personnes innocentes (…) Tout cela témoigne d’un malaise mental ou spirituel », a réagi, mardi, Vladimir Legoïda, porte-parole de la patriarchie sur son site officiel.

Dépôt d’une plainte

Le Kremlin a également condamné ces violences et le ministère de la culture a bien délivré, le 10 août, le visa d’exploitation du film qu’il a partiellement financé à hauteur de 268 millions de roubles (un peu de moins de 4 millions d’euros). Mais il a aussi, dans le même temps, laissé aux autorités locales dans les régions, le choix de sa diffusion, ou non, sur la base de « considérations [prenant en compte] les traditions et les coutumes des peuples présents sur leur territoire ». Autrement dit, Matilda n’a aucune chance d’être vu dans certaines parties de la Russie, notamment dans le Caucase où les dirigeants ont déjà fait connaître leur opposition. De toute façon, personne n’ira voir ce film « amoral », a ainsi décrété le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.

La croisade actuelle est surtout menée par Natalia Poklonskaïa, ancienne procureure de Crimée, aujourd’hui députée à Moscou de Russie Unie, le parti au pouvoir. Monarchiste exaltée et pro-Poutine, l’élue s’est adressée dès octobre 2016 au Parquet général pour réclamer l’interdiction du film – sans succès. « Les actions des radicaux vont de pair avec ses déclarations publiques, assure Me Dobrynine. Samedi, elle avait publié une nouvelle diatribe sur son compte Facebook et moins de 48 heures plus tard, deux voitures ont été incendiées ».

Sans désarmer, Mme Poklonskaïa vient d’annoncer le dépôt d’une plainte après avoir obtenu la procuration d’une descendante de la famille impériale, Olga Koulikovskaïa-Romanova, présentée comme la veuve d’un neveu du tsar. Le tribunal « Octobre » de Saint-Pétersbourg a suspendu l’examen de l’affaire jusqu’au 30 septembre, le temps pour la plaignante, âgée de 91 ans et résidant au Canada, de fournir les preuves de sa filiation avec la famille Romanov.

Mathilde - Official Trailer №2
Durée : 02:00