Conseil des prud’hommes de Toulouse, un jour d’audience. / ERIC CABANIS/AFP

C’était un parmi tant d’autres, un « grand brun un peu sec », décrit-on à l’accueil des prud’hommes de Paris. Il était passé « pour voir », comme souvent. Les relations étaient de plus en plus tendues dans sa PME de menuiserie. A vrai dire, il n’en dormait plus : les insultes étaient devenues quasi quotidiennes de la part de son patron, les heures supplémentaires impayées s’accumulaient…

A l’accueil, on lui a expliqué la nouvelle procédure : se tourner vers une permanence juridique, si possible, un avocat, s’il en avait les moyens ; les dix-huit pages de dossier à remplir, les pièces qui l’étayeraient — fiches de paie, contrat de travail, témoignages écrits, attestations — ; les durées moyennes de la procédure, de près de deux ans. « Cela demande moins de paperasse de se jeter sous les roues d’un camion », a lancé l’inconnu, qui n’a jamais été revu.

Baisse du nombre de saisines

« Quand j’ai commencé, il y a trente ans, un salarié pouvait se contenter d’une simple déclaration orale pour saisir les prud’hommes », se souvient Michel Demoule, directeur de greffe du conseil des prud’hommes de Roubaix. La garantie que « même des salariés illettrés, avec peu de moyens, isolés dans des petites structures, sans syndicat, pouvaient demander le respect de leurs droits », rappelle ce « vieux de la vieille ».

Depuis, de nombreuses réformes ont modifié le paysage de la juridiction paritaire, créée en 1806, chargée d’arbitrer les litiges entre salariés et employeurs privés. La dernière en date, la loi Macron de 2015 « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », a multiplié les pièces nécessaires à la saisine du conseil. Aujourd’hui, il faut « quasiment déposer les conclusions en même temps que sa demande », déplore M. Demoule, amer, qui constate que « de plus en plus de salariés baissent les bras ».

Dans son conseil, comme dans tous les prud’hommes, le résultat est sans appel : une baisse très nette du nombre de saisines. Entre 40 % et 50 % de dossiers en moins au premier trimestre 2017 à Roubaix, 41 % à Paris, à Bobigny plus de 30 %, 40 % à Lyon… Un phénomène d’autant plus constaté pour les référés, c’est-à-dire les affaires urgentes : moins 47 % à Paris au premier trimestre, moins 50 % à Lyon.

« On est déjà en difficulté de fonctionnement »

Les mesures instaurées par la loi Macron étaient supposées faciliter le fonctionnement de ces juridictions, qui géraient jusqu’en 2015 quelque deux cent mille dossiers chaque année. Enrayer, surtout, ces délais de procédure interminables qui grèvent les deux parties.

Une « fausse réponse », pour Michel Dumoule : « On a beau fixer des délais en conciliation, ce sont les avocats qui demandent renvoi sur renvoi pour travailler les dossiers. » Or, cette réforme « rend quasiment obligatoire l’assistance d’un avocat », souligne le fonctionnaire de catégorie A, qui dénonce « un système qui marche sur la tête, et ne va pas améliorer les délais ».

« J’en suis malade », confie la présidente du conseil des prud’hommes de Lorient (Morbihan), Léone Mahoïc. Dans ce petit conseil de Bretagne, « on sent le découragement partout », dit l’ancienne docker du port de Lorient. Les trois quarts des conseillers prud’homaux ont fait part de leur volonté de raccrocher, et les défections aux audiences sont de plus en plus fréquentes.

« Le seul endroit où on rétablissait une certaine égalité de droits entre salariés et employeurs est en train de s’effondrer », prévient Léone Mahoïc, se désolant d’en « parler déjà au passé ». « Au lieu de faciliter le travail de ce qui est censé être une juridiction de proximité, on l’a dénaturée en la rendant de plus en plus éloignée des salariés eux-mêmes », reprend cette militante CGT. « On est déjà en difficulté de fonctionnement », résume-t-elle, déplorant « une multiplication des attaques » contre les prud’hommes.

« Logique de décrédibilisation »

Ces difficultés risquent de s’accentuer avec les nouvelles dispositions prévues par la réforme du code du travail, notamment la limitation des délais de recours et le plafonnement des indemnités. « Fixer un plafond, c’est instaurer une monétisation du droit à licencier abusivement », analyse Thierry Kirat, auteur de plusieurs rapports sur le fonctionnement des prud’hommes. « Les employeurs pourront acheter le droit de licencier à un coût certain, pourront même provisionner leurs licenciements abusifs », note le chercheur. La plupart des conflits se régleront ainsi en amont, au sein même de l’entreprise.

Pour Thierry Kirat, ces mesures s’inscrivent dans une « logique de décrédibilisation » de cette juridiction. « Partout dans les discours, on en dresse un portrait de chevalier blanc des salariés, alors que c’est un conseil paritaire qui comprend aussi des représentants du monde de l’entreprise. Les prud’hommes n’ont pas pour objectif de mettre des entreprises en péril mais de faire appliquer le droit », dit le chercheur au CNRS, qui rappelle qu’une « grande part des licenciements jugés sans cause réelle et sérieuse ne le seraient pas si les employeurs étaient un peu plus rigoureux ».

A Lorient, Léone Mahoïc, qui assure aussi des permanences juridiques, continue à « dire aux salariés de ne pas abandonner, de continuer à se défendre ». « Le conseil des prud’hommes doit rester une valeur, on appliquera le droit, quoi qu’on nous impose », dit-elle. Avant de reconnaître que « tout incite les salariés à se décourager ».