Carte du jeu Mille bornes, créé en 1954 par Edmond Dujardin, éditeur de matériel pour auto-écoles à Arcachon. / Edmond Dujardin

Ce dimanche 3 septembre, des Parisiens qui circulent probablement à vélo, à pied ou en métro se pressent pour faire le plus de kilomètres possible. Pour de faux, cette fois. Ils sont venus pour un Mille bornes géant. Ce jeu où triomphe celui qui parcourt le plus de kilomètres en voiture est devenu délicieusement vintage. Tout comme l’idée de rêver de voiture, se dit-on presque en voyant l’expo « Autophoto » à la Fondation Cartier, qui organise la partie de ce week-end. L’on y croise des papas qu’on a traînés là en leur faisant miroiter une expo de photos automobiles et des enfants à qui on a promis un jeu de société.

Une table toute en longueur a été montée dehors pour 40 participants. Lesquels s’installent par équipe de quatre. « C’est pas moi, c’est le mur », à la table 7. « Les fous gèrent », à la table 8… « Une partie géante n’est pas un Mille bornes géant », se disent quelques invités qui s’attendaient à jouer avec des cartes plus grandes qu’eux.

« C’est pas comme ça qu’on joue chez nous… » « Ah ! Zoé, je t’en supplie, t’es pas à la maison… » Des voix montent. « Non, tu joues et tu pioches après… » Un arbitre s’approche. Il est vêtu d’une combinaison jaune côté gauche, d’un damier noir et blanc de l’autre, comme si le Chapelier fou d’Alice au pays des merveilles avait été plongé dans les 24 Heures du Mans. « Désolé, monsieur, on pioche et on joue après… »

Le Mille bornes fait partie de ces jeux familiaux dont on a perdu les règles en même temps que les armes du Cluedo et chaque famille a développé les siennes. Il y a autant de foyers que de règles dès qu’il s’agit de savoir si la lettre compte triple peut être comptée deux fois au Scrabble ou s’il faut que tous les terrains aient été vendus au Monopoly pour pouvoir construire. Au point que certains jeux ont commencé à intégrer des règles alternatives dans leur mode d’emploi.

Règles mouvantes et hérison écrasé

« C’est pas la peine d’attendre d’avoir un feu vert après un accident », indique aussi l’arbitre à la table. Oui, il sait, ce ne sont pas les vraies règles, mais il n’y a que 14 feux verts par jeu et il tient, vu la fréquentation – l’événement est celui de la fondation qui a été le plus partagé sur Facebook –, à ce que les parties ne durent pas plus de quinze minutes.

« Un kilomètre de bouchon au niveau de la sortie 6 », dit la voix dans les haut-parleurs qui, pour l’occasion, ont été réglés sur Autoroute FM. « Nous avons un gagnant… », interrompt l’arbitre. Une petite fille monte sur scène. « Est-ce que tu as triché ? Non, elle n’a pas triché ! » Applaudissements. « Ah tut tut la voilà, la totomobile… », chante l’arbitre en hommage au temps où les voitures inspiraient des chansons.

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Il plonge sa main dans un seau, en sort un hérisson. Et d’un coup, paf, les viscères sortent de l’animal en tissu. L’enfant a gagné un hérisson écrasé ! L’animal est né du cerveau des artistes Clédat & Petitpierre chargés de l’après-midi. « Un clin d’œil aux Césars compressés du cinéma », ont-ils expliqué à Télérama. La petite fille n’a pas le clin d’œil, mais elle a le hérisson.

« Promo flash… Si quelqu’un est à 900 bornes, il a gagné… » L’arbitre

« Pour accélérer le jeu, nous allons changer les règles… Le premier qui dépasse 1 000 a gagné… », lance le juge arbitre au micro. Hérésie. Imprimeur pour auto-écoles, Edmond Dujardin, lorsqu’il a lancé son jeu en 1954, a tout fait pour que la partie n’aille pas trop vite, exigeant du gagnant qu’il tombe pile sur 1 000 kilomètres (à 4 kilomètres près la distance de la nationale 7), imposant les feux verts pour redémarrer après les accidents et autres soucis de route, et interdisant d’avoir recours à plus de deux cartes de 200 km/heure. Cet après-midi, lorsqu’un joueur atteint 1 000 kilomètres, il n’est plus question de l’ancien comptage des points qui permit à toute une génération de maîtriser les multiplications par 75. On n’a plus cette patience. Rachetée par TF1, la société Edmond Dujardin a créé une version « fun and speed » du Mille bornes, avec demi-tour autorisé.

A toute vitesse

« Il y a combien de minutes d’attente pour jouer ? », demande une visiteuse à une organisatrice en combinaison de pompiste. Elle devrait savoir qu’on est dimanche, qu’il fait beau dans un jardin et qu’on a l’après-midi devant nous. « Promo flash… », reprend l’arbitre au micro. « Si quelqu’un est à 900 bornes, il a gagné… » « Donc là, il n’y a plus qu’à accumuler les kilomètres », constate un père de famille animateur de club de jeux de société. « Ce n’est plus qu’un jeu de hasard », dit un peu déçu ce seul adulte capable de voir un jeu de stratégie dans le Mille bornes. « Monsieur, monsieur, elle a triché… » Voilà l’arbitre rappelé à la table. « C’est pas très grave », répond-il magnanime. Mais si c’est grave. C’est le problème de confier un jeu à des artistes. Ils ne savent pas qu’on peut toucher à tout sauf au règlement.

Une petite fille qui n’a pas eu de hérisson parce qu’il n’y en a plus à distribuer est partie bouder sur une sculpture du jardin de la Fondation Cartier intitulée L’ordre du présent est le désordre du futur. L’arbitre reprend le micro. « À partir de maintenant, il faut 700 kilomètres pour gagner… ».