L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Figures tutélaires du cinéma indépendant new-yorkais – scène qui ne se porte pas aussi bien qu’on l’entend dire parfois –, les frères Josh(ua) et Ben(ny) Safdie ont signé à ce jour quatre longs-métrages de fiction en dix ans de carrière. The Pleasure of Being ­Robbed (2008), Lenny and the Kids (2009) et Mad Love in New York (2014) mettaient respectivement à l’honneur une ravissante voleuse compulsive, un père charmant et irresponsable et une junkie.

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Good Time, qui a promu pour la première fois les cinéastes en compétition cannoise en mai, est assurément leur meilleur film. Moins parce qu’il s’éloigne de l’arte povera, qui caractérisait les précédents (budget restreint, ­acteurs non professionnels, ­distribution aléatoire), que parce qu’il se tient, nonobstant un net gain de confort, dans son sillage. Goût du filmage à l’arraché, des personnages de marginaux, de la tchatche mythomaniaque, de la vie brûlée sans autre horizon que celui de l’instant.

Lire la critique parue lors du Festival de Cannes : Robert Pattinson, gangster angélique dans « Good Time »

Good Time s’inscrit dans ce qui n’est pas un genre à part entière, mais une typologie : la fuite en avant avec déficient mental. Le cinéma hollywoodien a réalisé sur le sujet quelques films qui restent durablement en mémoire : Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975) de Milos Forman, Birdy (1984), d’Alan Parker, Rain Man (1988), de Barry Levinson. Pour caractériser la version des frères Safdie, il faudrait imaginer qu’ils l’ont dirigée les doigts dans une prise de courant. Soit Nick (Ben Safdie), un grand gaillard rougeaud légèrement ­empêché. Soit Connie (Robert ­Pattinson), son frère impulsif qui l’aime d’un amour démesuré.

A la première séquence, Nick est engagé dans un dialogue lénifiant avec un psychiatre qui l’accueille dans son institution. A la deuxième séquence – sans transition autre que celle de Connie qui déboule comme un dingue dans la pièce et arrache son frère à l’emprise du médecin –, les frangins braquent une banque avec des stylos, se font illico courser par la police, qui met la main sur le pauvre Nick et le jette en prison, milieu qui ne lui réussira pas.

Robert Pattinson dans « Good Time », de Josh(ua) et Ben(ny) Safdie. / AD VITAM

Autant dire que tout va très vite dans le cinéma des Safdie et que les ennuis ne font que commencer. Car Connie, qui planifie aussi sec de sortir son frère de là, n’a pas dit son dernier mot, continuant avec brio à réfléchir avec ses pieds.

Il s’ensuivra, à cent à l’heure et dans la nuit, d’hôpitaux en parcs d’attractions, un nombre certain d’avanies navrantes pour lui-même et les malheureux dont il sollicite le concours, avanies dont on ne sait jamais trop s’il faut en rire ou en pleurer.

Castagne et acide

Il y a là, en tout état de cause, une rage inextinguible de s’en sortir, un bricolage existentiel poignant, une débrouille perpétuellement malencontreuse, une foi naïve dans la puissance du langage, une guigne qui ruine tous les ­efforts parce qu’il est écrit de toute éternité que les paumés doivent le rester. Le personnage de Connie ­reprend le prototype du ­ schle­mihl de la littérature ­yiddish, ­converti en Amérique à la castagne et à l’acide.

Le Londonien Robert Pattinson, transformé en petit délinquant du Queens, est ici dans une forme d’abattage qui porte le film et qui marque, non seulement son ­talent, mais aussi l’intelligence ­remarquable avec laquelle ce jeune acteur mène sa carrière.

On se croirait chez le jeune Godard, ­lâché le temps d’un trip dans ­l’envers du décor américain

Elevé au rang d’idole temporaire grâce à la saga adolescente Twilight, il ne cesse depuis d’affirmer des choix artistiques qui le tirent très au-dessus de son conditionnement de chair à pâté hollywoodienne, aux côtés de David Cronenberg, ­James Gray, bientôt Claire Denis, et aujourd’hui les frères Safdie. Quant à ces derniers, Good Time les transcende littéralement. Récit électrisant et pathétique, corps projetés, faux raccords, mots mitraillés, trouvailles poétiques, gags burlesques, couleurs explosives, anamorphoses lumineuses, on se croirait chez le jeune Godard, ­lâché le temps d’un trip dans ­l’envers du décor américain.

Nappez d’une bande musicale exceptionnelle signée Oneohtrix Point Never (Daniel Lopatin), ­stridente, sérielle, percussive, ­inquiétante comme un cauchemar éveillé, et vous obtenez le film qu’il vous faut découvrir cette ­semaine si vous aimez sortir des sentiers battus du cinéma.

GOOD TIME de Josh et Benny Safdie
Durée : 01:52

Film américain de Josh(ua) et Ben(ny) Safdie. Avec Robert Pattinson, Ben(ny) Safdie, Jennifer Jason Leigh (1 h 40). Sur le Web : medias.advitamdistribution.com/?dir=GOOD%20TIME, goodtime.movie et www.facebook.com/GoodTimeMov