Vociférations, poings battant les pupitres, hymne national chanté à tue-tête dans l’Hémicycle. L’atmosphère était orageuse à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), mercredi 13 septembre, quand les députés ont adopté un projet de loi d’amnistie des fonctionnaires impliqués dans des malversations datant de la dictature renversée par la révolution de 2011. A l’agitation des élus de l’opposition répondaient les clameurs d’une centaine de manifestants regroupés à l’entrée du Parlement à l’appel de Manich Msamah (« je ne pardonne pas » en arabe), un collectif mobilisé contre le « blanchiment de la corruption » des cadres de l’ancien régime.

Jeudi, au lendemain de l’adoption de ce texte éminemment controversé, l’amertume était vive au sein des groupes de la société civile de plus en plus inquiets des risques de déraillement de la transition démocratique tunisienne. Face à un gouvernement et à un Parlement qui multiplient les gestes de bonne volonté à l’égard des héritiers du régime déchu de Ben Ali, ainsi que l’a illustré la formation le 6 septembre d’un nouveau gouvernement comptant nombre d’ex-ministres du dictateur, une contre-offensive semble s’amorcer. Une marche de protestation est annoncée à Tunis samedi. Samar Tili, enseignante et militante de Manich Msamah, affirme vouloir continuer à « faire revivre la rue comme voix de contestation ».

Version édulcorée

Le texte adopté mercredi est une version édulcorée d’un projet initial visant à la « réconciliation économique et financière ». La mouture originelle visait l’amnistie des hommes d’affaires et des fonctionnaires coupables de malversations, de corruption financière, mais aussi d’infractions au Code des changes. Après deux ans de controverses, le président de la République Béji Caïd Essbsi, l’inspirateur de cette « réconciliation », a finalement décidé d’exclure les hommes d’affaires du champ de l’amnistie. Seuls les fonctionnaires désormais seront concernés. Aux yeux du président, une telle réhabilitation est nécessaire à la remise en marche de l’administration de l’Etat.

Les circonstances de l’adoption du texte en disent long sur la configuration politique dominant à Tunis, et en particulier sur l’alliance entre Nidaa Tounès (« modernistes ») et Ennahda (islamistes), les deux principales composantes de la coalition gouvernementale. Le vote n’aurait en effet jamais pu être acquis sans le soutien d’Ennahda : le groupe parlementaire du parti islamiste (69 sièges) est le plus important de l’ARP. Dans les couloirs de l’Assemblée, les parlementaires d’Ennahda susurraient mercredi qu’un tel soutien s’était décidé au niveau de la direction suprême du parti. Il s’agirait d’un engagement de Rached Ghannouchi, le président du parti, envers Béji Caid Essebsi. Le fait que la moitié des députés d’Ennahda n’ait pas pris part au vote souligne toutefois l’existence de tiraillements au sein du parti. Depuis début 2015, le pacte gouvernemental scellé entre Ennahda et Nidaa Tounès, deux formations qui s’étaient âprement combattues au lendemain de la chute de Ben Ali, n’est pas toujours compris par certaines franges de la base islamiste.

« Réconciliation », « union nationale », « intérêt de la patrie ». Les députés partisans du texte n’ont pas été avares d’expressions grandiloquentes. Mais leurs adversaires soulignent qu’une telle « réconciliation » met à mal le processus de justice transitionnelle dont l’institution phare est l’Instance vérité et dignité (IVD). Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD, a exprimé son rejet du texte : « Cette réconciliation accorde une amnistie, point à la ligne, dénonce-t-elle. Ce n’est pas de la redevabilité. » L’IVD est chargée des dossiers de violations des droits humains, mais aussi des affaires de corruption. Le texte va donc amputer une partie de ses prérogatives.

« Impact économique non vérifiable »

Le débat sur les principes se double d’interrogations sur les retombées pratiques d’une telle « réconciliation ». Le président de la République a toujours soutenu que celle-ci permettrait de restaurer un climat économique favorable. L’association Al-Bawsala (la boussole), qui surveille les travaux de l’Assemblée, a demandé à la présidence de la République de partager tout document attestant de l’impact du texte. Or aucune réponse ne lui a été fournie. « L’impact économique est non vérifiable », regrette Lamine Ben Ghazi, chef du projet Observatoire du Parlement à Al-Bawsala.

Les adversaires de cette « réconciliation » vont-ils pouvoir remobiliser la rue ? Manich Msamah se félicite que ses initiatives ont déjà su « regrouper des déçus des partis et des militants de la société civile », ainsi que l’explique Samar Tlili, une des animatrices du mouvement. Mais un acteur de poids de la scène politico-sociale tunisienne, l’Union générale du travail tunisien (UGTT), n’a jusqu’à présent guère brillé par sa présence sur ce front protestataire. Le syndicat s’est toujours exprimé contre la corruption, mais il n’a appelé à aucune manifestation contre le projet de « réconciliation ». Sa force de mobilisation aurait pu faire pencher la balance.