En 1994 sortit au cinéma un objet singulier, ­dé­routant, à nul autre pareil. Il s’intitule Le­ ­Géo­graphe manuel ; Michel Zumpf en est le concepteur. L’idée consiste à rencontrer dix-sept chefs opérateurs, à les convaincre de tourner chacun, sur leur temps libre et en un geste sans autre ­contrepartie que le partage d’une conviction, une bobine de 122 mètres avec un ­Cameflex 35 mm, ­caméra portable mythique qui servit notamment pour filmer A bout souffle,de Jean-Luc Godard, œuvre fon­datrice de la modernité cinéma­tographique.

Séduits par Michel Zumpf (discoureur fécond, insolite, érudit), Raoul Coutard, William Lubtchansky, Emmanuel Machuel, Jacques Loiseleux, Agnès Godard, entre autres, répondirent présent. Tourné dans le Finistère sud, à Sainte-Marine, le film se présente comme une variation autour des thèmes du zodiaque, tenant son nom d’un atlas du XVIIIe siècle écrit par l’abbé ­d’Expilly, Le Géographe manuel. Une première partie documentaire et muette en noir et blanc, une ­seconde en couleurs et fictionnée forment un hommage au ­cinéma d’avant-garde, quelque part entre Jean Epstein et Luis Buñuel.

Le grand vent de la littérature, du surréalisme et de l’océan finistérien souffle sur le film

Paysages, corps, visages, objets s’agencent en une sorte de grand collage visuel et sonore, confrontant le photomontage à la collecte d’expressions usuelles, de citations et de locutions. Un souvenir plus précis : celui d’un drôle de poisson mort, éviscéré sur un exemplaire étalé du journal Le Monde, et vous regardant de son œil froid. Le grand vent de la littérature, du surréalisme et de l’océan finistérien souffle sur le film, lui conférant une poésie qui aura marqué les spectateurs l’ayant découvert à l’époque, ­notamment à Paris, où il passe au Studio des Ursulines.

Rebondir, vingt ans après

A film singulier, artiste singulier. Né en 1957 à Saint-Lô, en Normandie, d’un père linguiste qui a participé à l’aventure de l’université de Vincennes, Michel Zumpf se destine à la philosophie, bifurque vers la publicité, devient une figure mondaine entre Paris et New York, plaque tout pour s’improviser durant deux ans pêcheur en Irlande, puis loue une chambre à Paris et se lance, tardivement, dans la carrière artistique, sous l’impulsion de ses amis Joseph Kosuth, figure de l’art ­conceptuel, et Raymond Hains, membre fondateur du nouveau réalisme. Passionné par l’objet livre, créateur de fausses cartes de visite, Zumpf en arrive enfin, au début des années 1990, au médium cinématographique, trouvant dans un vieux manuel de géographie, selon sa jolie expression, « le titre de sa vie ».

Le Géographe manuel deviendra donc une sorte de journal filmé sur le long terme, moins par lui-même que par d’autres, moins sur lui-même que sur les rencontres faites sur le chemin d’une vie qui tend à se confondre avec l’œuvre. Œuvre confidentielle, mais menée sans faillir, et qui rebondit soudainement aujourd’hui, vingt ans après la première mouture de cette cinématographie partagée. Socrate, deuxième volume du Géographe manuel met au jour une œuvre méconnue d’Erik Satie pour chant et piano, composée en 1918 à la demande de la princesse de Polignac, qui souhaitait de la musique pour accompagner ses lectures de philosophie.

Image extraite de « Socrate, pour prendre congé. » / Le géographe manuel II

Satie compose sa pièce pianistique en trois parties d’après des ­extraits des dialogues de Platon traduits par Victor Cousin et chantés par des voix de femmes. « C’est quelque chose de très ardu, poursuit Michel Zumpf. Satie va tester sa pièce dans une vingtaine de ­représentations privées, dont une avec André Gide comme récitant. C’est un four total. Un catafalque s’abat sur Socrate, que John Cage redécouvrira tardivement. » Voilà, précisément, ce qui intéresse ­Michel Zumpf, qui prévoit déjà une suite consacrée à Max Jacob, artiste aussi « mal connu et mal interprété » que Satie. Dans son Socrate, Zumpf médite un film aussi déroutant que la musique qui l’inspire.

Socrate, pour prendre congé, présenté en avant-première le mercredi 20 septembre à 20 heures, Espace Niemeyer, 2, place du Colonel-Fabien, Paris 19e. Entrée libre dans la limite des places disponibles.