L’artiste Thierry Boutonnier, bien connu depuis que le champ de chanvre qu’il avait planté pour la Biennale d’architecture, en juillet, a été fauché par des policiers qui y ont vu une plantation sauvage de cannabis. / Thierry Boutonnier

Pourquoi cette odeur de rose ? se demanderont les invités ce mardi 19 septembre lors de l’inauguration de la Biennale de Lyon à la Sucrière. Parce qu’on est en train d’en distiller les pétales, répondra de son grand rire Adeline Lépine, la nouvelle responsable de « Veduta », une programmation qui, chaque année depuis 2009, accompagne les expositions par une série d’opérations menées à la rencontre des habitants du Grand Lyon (en art pictural, et en italien, une veduta est une fenêtre qui s’ouvre à l’intérieur d’un tableau, introduisant un paysage dans le paysage).

Et si on distille aujourd’hui, c’est qu’on a planté et récolté hier dans la région. A Givors, Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, Vaulx-en-Velin, Rillieux-la-Pape et dans le quartier Mermoz du 7arrondissement, la Biennale a fait appel, en accord avec les municipalités, à l’artiste Thierry Boutonnier pour le projet Eau de rose. De lui, on a déjà parlé cet été, lorsqu’un champ de chanvre (qu’il avait planté cette fois pour la Biennale d’architecture) a été fauché par des policiers municipaux trop zélés qui y ont vu une plantation sauvage de cannabis. « Cela raconte notre méconnaissance du monde végétal, dit-il. Ce que je vois, c’est qu’on parle plus du fauchage que des semailles. »

L’œil de l’agriculteur

Semailles, c’est le nom du quartier où on le retrouve à Rillieux-la-Pape. Des barres d’immeuble, un pic de chômage, et deux longues rangées de rosiers plantés là en janvier avec les habitants, et qu’il surveille d’un œil d’agriculteur. C’est qu’avant de faire les Beaux-Arts de Lyon, Thierry Boutonnier, 37 ans, a grandi dans une ferme. Hameau de Bessous, à Viviers-lès-Montagne, dans le Tarn. Une soixantaine de vaches. Quand il part au collège, à Castres, il découvre le regard des autres sur sa condition de paysan. Heureusement, il y a une fille dont il tombe amoureux, avec qui il découvre Kundera et hante les salles du Musée Goya, riche de la donation au XIXe d’un collectionneur local, Pierre Briguiboul. Goya l’engagé. Art et politique déjà.

La vie pourrait se raconter par nos histoires d’amour. Car après avoir découvert aux Beaux-arts Marcel Duchamp et ­Joseph Beuys – dont il extrait de sa besace, telle une bible précieuse maintes fois écornée, le Par la présente, je n’appartiens plus à l’art (Arche, 1997) –, après s’être formé auprès de Bruno Latour à Sciences Po ­Paris et avoir suivi une formation en Pollutions et nuisances à l’université Lyon-I, l’homme reviendra auprès de sa femme actuelle, Emilie, la paysagiste, à la nécessité de planter.

Il sourit : « C’est vrai. Et puis il y a la petite-fille de Vertu, la 3588, à qui j’ai expliqué, en 2005, les objectifs de production laitière. » La 3588. Une vache. Une vache qu’il écoute, à qui il parle. Un dialogue devant un paperboard. C’est là que commence son œuvre performative en lien avec cette nature qu’il décrit comme un être. Mille histoires d’amour.

« Frottements »

Un autre livre sort de son sac : Comment pensent les forêts (Zones sensibles, 334 pages, 23 euros), d’Eduardo Kohn. Il en lit la préface signée de l’anthropologue Philippe Descola : « Cela ne sont pas que des objets bons à penser mais aussi des objets bons à penser avec… »

Tout est dans le « avec ». Tout comme ce fut le cas des écopaturages urbains créés en 2009 à Lausanne, en Suisse, ou comme avec les « arbres témoins » qu’il s’apprête à planter dans les 68 gares du Grand Paris Express, chacun de ces 400 arbustes d’Eau de rose, chacun des habitants qui les ont plantés, chacun des séchoirs élevés ou des pétales récoltés, tous sont vécus comme des organismes à part entière dont il organise la rencontre.

Pas sûr que tout le monde suive dans la cité des Semailles. « Ah, ce n’est pas toujours simple… Je vois bien qu’il peut y avoir une dimension anecdotique, mais on ouvre un coin de porte. Cela contribue à changer notre rapport aux représentations que l’on peut avoir de son voisin, du technicien, de l’élu, de l’arbre, du chien ou de la crotte… C’est comme pour les policiers qui ont fauché le chanvre, cela avance par frottements », dit-il. Le jour de la distillation, il a mis son bleu de paysan, et une cape rose, parce qu’à la campagne les récoltes sont des fêtes, et que la vie reste un spectacle.

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec la Biennale de Lyon.