Installation de Lee Ufan dans le couvent Saint-Marie de La Tourette, à Eveux, près de Lyon. / Morgan Fache/Collectif Item pour  « Le Monde »

Inviter des artistes contemporains dans des monuments historiques est depuis longtemps habituel. C’est ainsi qu’à l’initiative de la communauté de dominicains qui l’occupe, le couvent Sainte-Marie de La Tourette, célèbre œuvre de ­Le Corbusier (1887-1965), a reçu depuis 2009 François Morellet, Anne et Patrick Poirier, Philippe Favier ou encore Anish Kapoor.

Cette année, c’est à Lee Ufan, peintre et sculpteur très recherché des collectionneurs et des musées, qu’il revient de se confronter au lieu, situé à Eveux, non loin de Lyon. Né en 1936 dans une Corée alors occupée par le Japon, l’artiste vit principalement près de Tokyo mais n’en a pas moins un atelier à Paris où, discrètement, il vient peindre sans en rien dire. Pendant que ses œuvres ­s’exposent à la Pace Gallery de New York ou de Hongkong, chez Kamel Mennour, à Paris, ou au musée Guggenheim, à New York, il aime à passer inaperçu dans le quartier du Nord parisien où il a ses habitudes.

C’est dans cet atelier, parmi ses toiles les plus récentes, éblouissantes de rouges et de bleus intenses, qu’il s’explique sur sa présence à La Tourette. Il s’explique et ne raconte pas, parce qu’il ne voulait pas rester dans la neutralité : avant de se décider, il s’est rendu au couvent et l’a affronté. Dès ses premiers mots, son malaise est perceptible : « Une construction à l’allure sauvage en béton bien massif, se dressant sur le versant d’une colline. » De toutes les réalisations de Le Corbusier, celle-ci, dit-il, est « particulièrement brute, impitoyable, violente ».

Interstices, décalages et vibration

On lui fait remarquer qu’il s’agit d’un couvent ­dominicain et que cet ordre est réputé strict et peu enclin aux plaisirs. La remarque ne l’arrête pas. « C’est un lieu de religion, bien sûr, mais ce lieu refuse de traiter les frères comme des hommes. Il les traite comme des prisonniers. Comme le symbolisent les petites cellules d’aspect minéral, tous les espaces du couvent repoussent avec force ce qui serait de l’ordre de l’opulence, de l’hédonisme, de la liberté ou de la magnificence. Ils terrassent plutôt les êtres humains et leur font prendre conscience de leur ­petitesse et de leur insignifiance, ressemblant à celle de prisonniers face à l’absolu. »

Naturellement, l’artiste connaissait de très longue date l’œuvre de l’architecte suisse, qui a dessiné le projet du Musée d’art occidental de Tokyo et a eu de nombreux disciples parmi les architectes japonais. L’un d’eux, Tadao Ando, est très proche de Lee Ufan. Ils ont parlé de Le Corbusier à l’occasion du projet de La Tourette. « Tadao m’a conseillé de ne pas dire des choses très dures contre Le Corbusier, pour ne pas me faire d’ennemis. » Conseil resté sans effet : « Sa conception est très autoritaire, sans chaleur. Hautaine et autoritaire. Il veut affirmer sa grandeur, une grandeur qui le sépare du reste des hommes. Moi, quand je pense aux hommes, je pense à des êtres normaux. Je ne cherche pas à les abattre, mais à les conduire à la réflexion et à la sensibilité. »

Dans ces conditions, celles d’une lutte entre des conceptions de la création incompatibles, comment Lee Ufan a-t-il procédé ? En comprenant immédiatement que l’endroit n’est pas de ceux où l’on vient avec des peintures et des sculptures déjà faites pour les disposer au mieux – « C’est la seule manière de résister à ce lieu si particulier », affirme-t-il.

En déterminant ensuite les lieux où il lui semblait possible d’intervenir. « Tout ce à quoi je peux toucher est très minime par rapport à l’ensemble du bâtiment. Il y a des parties où je ne peux rien faire. C’était vraiment difficile. J’ai modifié plusieurs fois mon ­concept. Je me suis cassé la tête. » Il le dit en ­souriant, mais ce n’est pas une coquetterie. La Tourette, pour Lee Ufan, n’a pas été une invitation flatteuse, mais une épreuve. Plutôt que d’œuvres ou d’interventions, il préfère parler d’interstices, de décalages et de vibrations.

Sur une prairie pentue, il a couvert l’herbe d’ardoises, elles-mêmes sous une vaste plaque de métal supportée par une pierre. Lee Ufan compare cet espace bas et étroit ainsi abrité sous la tôle à une habitation animale, « un espace très primitif », mais où il y aurait de la vie. A l’intérieur, dans une pièce entièrement de béton, il a construit une autre pièce, plus petite, « plus accueillante », en utilisant du papier coréen fin et translucide.

La couleur autrement

Fragile et éphémère aussi : l’aménagement voulu par Lee Ufan ne dure que quelques semaines et annonce, par sa matière même, son inéluctable disparition. Leçon de modestie adressée au héros du béton ?

Pour durcir encore la perception de l’espace, il a couvert d’ardoises plates le sol d’une autre pièce bétonnée voisine « pour en faire un espace encore plus rude et sauvage ». Même rudesse ailleurs : « J’ai réalisé un espace qui ressemble à une tombe avec une tôle d’une largeur et d’une hauteur d’un mètre, et j’y ai allumé des cierges. »

En deux endroits seulement, Lee Ufan fait entrer la couleur, alors que celle-ci est ce qui le préoccupe le plus aujourd’hui. Tandis que son œuvre pictural des deux dernières décennies était dominé par le blanc du fond et les nuances de gris d’une ou plusieurs touches au bord inférieur parfois épais, les rouges et les bleus ont fait irruption depuis deux ans. Leur éclat, leurs superpositions, une certaine manière dansante de poser les tons caractérisent cette manière nouvelle, qui prend de plus en plus de liberté avec la précédente, renouvellement inattendu pour un artiste de 81 ans. Les toiles présentes dans son atelier en sont la preuve.

Mais Lee Ufan a décidé de n’en accrocher qu’une dans le réfectoire du couvent et, dans l’église, de faire apparaître la couleur autrement : en découpant une longue forme à ­dominante écarlate, qu’il a posée sur un lit de sable et de gravier. « Ce sera comme si on ­déterrait cette image. J’espère ainsi créer les ­conditions d’une perception tout à fait différente, plus humaine. »

Cet article a été rédigé dans le cadre d’un partenariat avec la Biennale de Lyon.